Réflexions sur la santé de l'économie
J'ai écrit il y a peu sur l'économie de la santé, je vais écrire aujourd'hui sur la santé de l'économie.
On entend souvent dire que quelque chose appartient à notre « inconscient collectif », mais c'est en fait pour dire qu'elle appartient largement à nos inconscients individuels. Néanmoins, cette expression laisse planer l'idée qu'il existe un tel phénomène, « inconscient collectif », un phénomène distribué qui influe sur les comportements des gens. Je pense qu'il existe effectivement ; c'est par exemple dans l'inconscient collectif des sujets britanniques que vit l'entité Couronne d'Angleterre dont j'ai parlé jadis.
On peut alors se demander quels diagnostics on peut émettre quant à l'état de l'inconscient collectif de notre société.
Si par « notre société », je désigne l'ensemble des pays riches, je pense qu'un des premiers mots qui vient à l'esprit est déni. Déni des catastrophes écologiques que nous préparons, déni de l'absurdité de certains points fondamentaux de notre organisation sociale.
Or, pour un individu, vivre dans le déni sur des éléments critiques de sa vie ne peut pas conduire à une existence saine. C'est certainement valable également pour les sociétés.
D'ailleurs, une société marche d'autant mieux que ses membres font, individuellement, de leur mieux. Qui aurait envie de faire de son mieux quand les maîtres du monde sont des courtiers en publicité et des esclavagistes ? C'est à croire que Douglas Adams avait vu juste, nous sommes les descendants des passagers de l'Arche B.
Avant de faire un petit panorama des choses qui me semblent éminemment cassées dans le fonctionnement de la société et de l'économie et de mes idées pour faire mieux, je vais aborder un point assez subtil qui peut empêcher de voir comment les choses marchent : le rapport entre argent et valeur.
(J'ai commencé un article sur l'argent, mais il n'en est qu'au début, il faudra que je le fasse progresser.)
Argent et valeur
Quand quelqu'un propose une entreprise nationale ambitieuse, les grincheux demandent immédiatement « comment on va payer pour tout ça ? », c'est une façon très commode de tuer la proposition. Pourtant, cette question est de la poudre aux yeux. Quand on réfléchit à la gestion d'un pays, la question de l'argent est en grande partie comme les passes magiques d'un prestidigitateur : elle détourne l'attention des vraies questions.
L'argent ne se mange pas, ne protège pas du froid. L'argent ne sert qu'à une chose : à l'échanger contre quelque chose qu'on veut vraiment. Sa seule valeur provient de la valeur des biens ou des services contre lesquels on peut l'échanger.
L'argent est un peu comme l'huile dans un engin hydraulique de chantier : le moteur fournit l'énergie mécanique (à partir d'énergie chimique), l'outil articulé utilise l'énergie, l'huile ne sert qu'à transporter l'énergie du moteur à l'outil de manière flexible. Dans ma comparaison, l'énergie est la valeur, l'argent ne fait que la transporter.
Si on veut comprendre comment marche l'économie d'un pays, il faut regarder la valeur, pas l'argent.
Le problème, c'est que la valeur est très difficile à quantifier. C'est quelque chose en grande partie subjectif. Les économistes professionnels s'interdisent de porter un jugement subjectif, et c'est une très bonne démarche ; à la place, ils définissent la valeur d'un bien ou d'un service comme la quantité d'argent qu'on est prêt à payer pour. Cette définition passe complètement à côté de la notion intuitive de valeur réelle, utile.
Pour prendre un exemple simple, si vous êtes coincé dans les embouteillages le matin en vous rendant au boulot, vous brûlez de l'essence, que vous avez achetée : c'est de l'argent dépensé, donc de la valeur pour le service « embouteillages ». En particulier, cet argent est comptabilisé dans le « produit intérieur brut », le PIB donc l'augmentation constitue la sacro-sainte croissance. À en croire les politiciens de tous bords, être coincé dans les embouteillages créerait des emplois. À contrario, si vous développez du logiciel libre de manière bénévole, vous n'occasionnez aucune croissance.
Mais un pays n'est pas gouverné par l'économie, il est gouverné par la politique, avec l'économie comme outil de prévision. L'économie ne doit pas porter de jugement de valeur, mais c'est précisément le rôle de la politique. Il serait temps que l'économie apprenne à prendre en compte ces jugements de valeur pour les intégrer à ses prédictions.
Je vais examiner un exemple plus détaillé. Considérons tous les gens qui sont payés pour déposer des prospectus publicitaires dans les boîtes aux lettres. Imaginons qu'une puissance nébuleuse oblige en secret leurs employeurs à les payer à ne rien faire à la place. Qu'est-ce qui changerait dans la société ?
Certaines gens dépenseraient leur argent dans un magasin plutôt qu'un autre qui avait des prospectus plus jolis, probablement. Mais elles ne dépenseraient pas plus, elles n'ont pas plus à dépenser ; et elles ne dépenseraient probablement pas beaucoup moins, parce qu'on dépense en général ce qu'on estime pouvoir se permettre de dépenser. Ça peut faire une différence pour ces magasins précis, évidemment, mais à l'échelle de la société c'est pareil.
Et c'est tout. Ou presque. Un prospectus, c'est de l'encre, du papier, ça coûte de l'énergie et des ressources naturelles à produire, le tout partant assez rapidement à la poubelle. Si on ne les distribue plus, on évite ce gaspillage. Il faudra probablement aussi obliger les régies publicitaires à payer les imprimeurs à ne rien imprimer, mais c'est à la portée de notre hypothétique puissance nébuleuse. Et puis il y a les gens qui, sous l'influence de la pub, dépensent plus qu'ils ne devraient, par rapport à leurs moyens. Ceux-là se retrouveraient mieux lotis avec ce changement, puisqu'ils auraient moins de risques d'entrer dans la spirale du surendettement.
Bref, l'action de cette puissance nébuleuse, en faisant payer des gens à ne rien faire plutôt qu'à imprimer et distribuer des prospectus, serait plutôt bénéfique pour la société. C'est valable parce que la publicité n'a, à quelques exceptions près (je pense à la publicité pour la culture, par exemple), pas de valeur pour la société dans son ensemble. Elle a de la valeur pour les magasins qui en font et gagnent ainsi des clients (ou le croient), c'est la valeur que les théories économiques voient. Mais elle a une valeur négative pour les magasins qui n'en font pas et perdent les mêmes clients. La publicité déplace l'argent mais ne crée pas de valeur.
Hélas, une telle puissance nébuleuse n'existe pas, ne peut pas exister. Personne ne peut obliger secrètement les entreprises à payer pour que des gens ne fassent rien.
Le rôle de l'état
En revanche, il existe une entité tout à fait respectable qui en est capable au grand jour : l'état.
L'état peut obliger les entreprises à payer, sous la forme d'impôts et de cotisation sociales (la différence entre les deux n'est que de la poudre aux yeux comptable), et utiliser l'argent pour payer des gens à ne rien faire, sous la forme d'allocations chômage ou de revenu universel.
Encore mieux : l'état pourrait payer les gens à faire quelque chose d'utile, que ce soit en les embauchant comme fonctionnaires ou en achetant des services à des entreprises qui les emploieraient.
Le rôle de l'état est d'assurer les services et les actions qui sont souhaitables collectivement mais que l'initiative individuelle ne peut pas rendre. Ça arrive bien plus souvent que les partisans acharnés du capitalisme ne veulent bien l'admettre : la santé et l'éducation pour tous ne sont rentables que globalement et à très long terme, les filets de sécurité sociaux ne sont pas intéressants pour ceux qui ont intérêt à avoir des employés dociles en situation de faiblesse, la concurrence acharnée conduit à de nombreux gaspillages, personne n'est là pour facturer les ressources naturelles à leur vrai coût, etc. Et bien sûr, il y a besoin de l'état pour encadrer le capitalisme et lui éviter de s'embourber dans des impasses stériles comme il y a tendance.
Or comme je viens de l'expliquer, il ne faut pas évaluer les capacités de l'état avec les mêmes méthodes qu'on utilise pour évaluer celles d'une entreprise. Il ne faut pas regarder l'argent, il faut regarder les moyens, matériels mais surtout humains. A-t-on assez de gens, adultes en bonne santé, pour réaliser les projets ? A-t-on assez de nourriture pour qu'ils mangent à leur faim ? A-t-on assez de logements pour les abriter ? Or la réponse à toutes ces questions, dans nos pays européens riches, est oui. De nombreuses personnes sont au chômage ou employées à des travaux non productifs, mais il n'y a pas pour autant de famine et les quantités de nourriture jetées sont colossales. Les pénuries qu'il y a viennent de la répartition des ressources, pas de leur disponibilité.
Dans ces conditions, les projets sont en principe réalisables, et il ne reste plus qu'à trouver une organisation économique pour effectivement amener l'argent là où il y en a besoin.
Hélas, ce n'est pas si simple, il y a quelques écueils. Le plus difficile à surmonter provient de l'international : dès lors qu'un projet a besoin de ressources importées, le pays doit jouer au jeu économique avec les autres pays. Et il faut bien sûr respecter les traités déjà établis. Dans ces conditions, les choses ont plus de chances de fonctionner si c'est un pays déjà riche et puissant qui prend les bonnes orientations, voire plusieurs tels pays de manière coordonnée. Et il faudra faire preuve de beaucoup de finesse politique pour tout mener à bien, procéder doucement pour que les effets bénéfiques soient visibles de l'étranger.
À l'intérieur non plus les choses ne sont pas si faciles. En théorie, un état doté d'un contrôle parfait sur ses citoyens peut les diriger pour qu'ils fassent exactement le nécessaire pour maximiser le bien commun. En pratique, l'état doit respecter la liberté individuelle des citoyens, qui peuvent avoir une idée différente de la meilleure manière de servir le bien commun, ou encore décider d'agir pour leur intérêt personnel à la place ; il ne peut pas forcer, il doit inciter. Là encore, trouver les bonnes incitations, les bons mécanismes pour récompenser les comportements bénéfiques, demandera de la créativité.
À la confluence de ces deux difficultés se trouve le cas des entreprises multinationales. Le capitalisme tel qu'il est les a façonnées pour chercher avant tout le bien personnel de leurs actionnaires, au détriment de leurs employés et des pays qui les hébergent ; et leur caractère international leur donne une mobilité et des alliances qui les rendent difficiles à contrôler. Là encore, un état pourra être en position favorable dans un rapport de force avec les multinationales s'il est riche et représente un marché dont elles ne peuvent pas envisager de se priver.
Je ne prétends pas être capable de donner une solution complète à ces problèmes. Mais une chose me semble sûre : plus il y aura de gens convaincus qu'un fonctionnement sain de l'économie tel que je le décris est possible et souhaitable, moins il sera difficile de le réaliser.
Des remèdes
Voyons donc ce que j'observe comme problèmes évidents dans la marche de l'économie, et les idées que j'ai pour améliorer les choses. Attention, les banalités et les évidences vont abonder.
Le critère à garder à l'esprit est, je le rappelle : est-ce que telle activité a de la valeur pour la société, en prenant en compte, négativement, son impact sur la nature ?
Les services publics
Pour commencer, réparer les systèmes de santé et éducatifs. J'ai déjà développé ces idées dans deux articles précédents. C'est d'ailleurs un point sur lequel les économistes sont largement d'accord : tout investissement public dans ces domaine se retrouve démultiplié en termes de bienfait sur la population et de dynamisation de l'économie. Formons et recrutons des médecins, des infirmiers, des professeurs, des assistants d'éducation, etc., autant qu'il y en a réellement besoin pour que les soins et les études se déroulent dans des conditions aussi idéales que possible.
Même chose pour la recherche, et en particulier la recherche fondamentale, que le privé n'est pas capable de financer puisqu'il veut des retombées prévisibles. Pour que ça marche, il faut comprendre la spécificité de la recherche, très bien résumée par cette citation attribuée à Einstein : « je cherche quand je veux, je trouve quand je peux ». Je ne vais pas développer ici le mal que je pense du financement de la recherche par projets, d'autres directement confrontés au problème l'ont fait mieux que moi.
Ensuite, entretenir les infrastructures. Si on construit un édifice public mais qu'on le laisse ensuite tomber en ruines, les ressources investies sont gaspillées. Je compte les transports en commun, en particulier sur les liaisons qui ne sont pas très fréquentées, dans cette catégorie. Mais sur ce point, je pense qu'il est important de développer l'aspect pratique plutôt que la vitesse : à l'âge de la télécommunication, il est moins important d'écourter un voyage d'une heure ou deux, pour peu qu'on puisse passer ce temps dans de bonnes conditions pour travailler ou se détendre.
Il faut également une protection sociale sans faille et bienveillante. En situation de prospérité, ça ne coûte presque rien. En situation de chômage de masse, on ne peut pas reprocher aux gens l'incapacité de la société à leur fournir un emploi : les laisser dans la galère et les soumettre à d'innombrables brimades est inacceptable. Ce genre de fonctionnement a également comme conséquence de crisper le « marché de l'emploi » ; une bonne protection sociale permettrait aux salariés d'envisager de changer de travail dans des conditions correctes, ce qui ré-équilibrerait le rapport de force entre employeurs et employés, et donc mécaniquement améliorerait les conditions de travail de toute la population.
Dans un autre ordre d'idées, la société bénéficierait d'une amélioration des moyens de toutes les administrations : que ce soit pour obtenir des papiers, pour passer le permis de conduire, pour obtenir une autorisation commerciale, etc., les délais ne font que nuire à tout le monde. Il faut plus de moyens pour traiter les dossiers plus vite. Et ce n'est pas grave si ces moyens supplémentaires ne sont pas indispensables en période creuse : il y a probablement des travaux similaires sans délais fixes qui peuvent être expédiés pendant ce temps.
La justice a tout particulièrement besoin de voir ses délais réduits, tout en ayant la possibilité de prendre son temps pour les affaires complexes. Elle a aussi besoin qu'on améliore considérablement les conditions des condamnés et les moyens de l'aide juridictionnelle.
Toutes ces idées partagent une tendance, à part le fait d'être utiles à la société sans être rentables pour un acteur privé : elles ne nécessitent que très peu de moyens matériels, elles ne polluent pas, mais (à part la protection sociale) elles sont intensive en travail humain qualifié et local.
Passons aux idées moins consensuelles.
Tenir la bride du capitalisme
Commençons par essayer de dégonfler le secteur de la publicité. Je l'ai pris comme exemple plus haut, je ne vais pas répéter. C'est vraiment l'archétype des activités qui ne produisent pas de richesses et pourtant consomment des ressources considérables. C'est une situation classique (dont le dilemme du prisonnier est une version épurée) : si personne ne fait de publicité, celui qui se met à en faire gagne aux dépens de tous ses concurrents, mais quand lesdits concurrents se sont eux aussi mis à faire de la publicité, on revient à peu près à la situation de départ. Publicité et nicotine, même combat : au début c'est agréable, rapidement il en faut juste pour ne pas se sentir mal.
Lutter contre un phénomène de ce style est difficile, parce que ça se heurte à la liberté d'entreprendre, importante pour une société prospère. Mais il y a quand même plusieurs aspects où il est parfaitement légitime de légiférer, tout ce qui touche à l'espace public au sens large.
Donc interdisons tous les prospectus, catalogues, invitations, etc., qui encombrent nos boîtes aux lettres sans que nous n'ayons rien demandé et partent directement à la poubelle, ainsi que ceux qui sont distribués de force aux coins de rus fréquentés. Interdisons également les grandes affiches aux bords des routes, et encore plus leurs remplacements modernes lumineux et animés.
Interdisons de même les appels téléphoniques commerciaux non sollicités. Il faut que ce soit une vraie interdiction efficace, avec un moyen pour les gens de signaler les entorses à un organisme qui a les moyens d'infliger des sanctions.
Je ne vais pas chercher ici à discuter des moyens de lutter contre la puissance des entreprises de publicité ciblée en ligne, c'est un sujet trop complexe pour cet article.
J'en viens à la finance. C'est un peu une banalité, une grande partie des politiciens l'ont inscrit dans leurs programmes et leurs slogans, sans vraiment y faire grand chose ensuite. Mais c'est un réel problème. La finance ne produit rien directement, mais elle a un rôle dans une société saine : s'assurer que l'argent arrive bien là où il y en a besoin.
Pour reprendre la métaphore des engins hydrauliques, la finance est le vase d'expansion qui permet que l'huile ait une pression à peu près constante pendant tout le fonctionnement. C'est une pièce indispensable, mais quand la quantité d'huile qu'elle brasse représente plusieurs fois la quantité d'huile qui va des moteurs aux outils (voire plusieurs ordres de grandeur, selon certaines sources), on a un problème, car ce brassage consomme en lui-même une quantité considérable d'énergie.
Là encore, d'autres que moi sont mieux à même de discuter les moyens pour arriver à dégonfler la finance. Mon propos est d'appliquer la démarche que j'ai suggérée : regarder la valeur plutôt que l'argent, pour souligner à quel point c'est souhaitable.
Se forcer à bien faire les choses
Il y a un symptôme du mal-être de l'économie qui me semble pertinent ici : les consommateurs, quand ils choisissent des produits, regardent avant tout le prix, ils cherchent absolument à payer le moins possible. C'est rationnel, mais à condition de ne pas oublier les qualités moins visibles du produit. Ce phénomène est particulièrement présent dans le cas de services : pour avoir les prix les plus bas possibles, les opérateurs rognent sur le travail humain périphérique, c'est à dire le « service après-vente », même si cette appellation est maladroite. Les techniciens de SAV se retrouvent au chômage et les clients attendent des heures de l'aide.
Je pense donc qu'il serait souhaitable d'obliger les prestataires de services (énergie, télécommunication, etc.) à investir durablement dans leur SAV en imposant des minima très stricts à la qualité de service.
On peut commencer par exiger que les clients puissent, avec un temps d'attente raisonnable, parler à un être humain compétent et habilité à prendre des initiatives. Les associations de consommateurs pourraient être mandatées pour constater les manquements.
On pourrait ensuite réglementer les questions de paiement en cas de problème. Si mon fournisseur d'accès internet ne me connecte pas pendant deux semaines, de quel droit me prélève-t-il un mois complet ensuite ? Il ose parfois prétendre faire un geste commercial en faisant une réduction au prorata, alors que ça devrait être un dû minimal. Je propose donc que l'opérateur doive au client une réduction correspondant au service non rendu dès le signalement, et que le taux augmente progressivement pour inciter à une réparation rapide. Ainsi, si je n'ai pas internet pendant deux jours, un délai de réparation normal, mon opérateur me doit une réduction équivalant à deux jours d'abonnement ; mais si la coupure dure une semaine, c'est dix jours qu'il me doit, et ainsi de suite.
Il devrait en aller de même en cas d'erreur, par exemple une facture anormalement élevée : non seulement l'erreur doit être réparée, c'est la moindre des choses, mais toutes ses conséquences doivent être prises en charge par l'opérateur : le temps passé à signaler l'erreur doit être dédommagé avec un barème favorable au client, les agios en cas de découvert doivent être remboursés, de même que toutes les mesures raisonnables prises pour pallier service manquant (heures dans un cybercafé ou dépassement de forfait mobile, dans le cas d'une panne d'internet, par exemple).
Tout ceci, bien sûr, coûtera aux prestataires, et ils devront le répercuter sur leurs prix. Mais si la loi est bien conçue, il sera plus avantageux pour eux d'embaucher assez de techniciens compétents que d'essuyer les pénalités, ce qui tirera l'emploi du pays vers le haut. De plus, les problèmes résolus plus rapidement permettent aux clients d'être eux-mêmes productifs plus rapidement, donc globalement on s'y retrouve largement. Pour les services indispensables, il faudra peut-être prévoir des tarifs sociaux encadrés, voire subventionnés, au moins en période transitoire.
Arrêtons de vivre aux crochets de la planète
Parlons un peu d'environnement. Une grande partie des catastrophes qui se profilent sont causées par le fait que l'impact de notre activité sur l'environnement est largement sous-évaluée dans les processus économiques. Dit schématiquement, nous avons vécu pendant des années à crédit vis-à-vis de la planète, et il faut maintenant rembourser.
Pour commencer, je pense qu'il faudrait bloquer la plupart des projets visant à construire ou exploiter des terrains actuellement naturels. En termes de valeur, on sait assez facilement le faire, alors que faire l'inverse, rendre à la nature un terrain artificialisé demande des efforts considérables et n'est jamais complet, donc toute entreprise de ce genre est basée sur une destruction considérable de richesse qui n'est jusqu'à présent jamais comptabilisée. Il serait temps qu'elle le soit.
On peut craindre que ça limite l'activité humaine nécessaire. Mais c'est oublier qu'il existe déjà une très grande superficie de terrain artificialisé et plus exploité. On se tourne vers de nouveaux terrains parce que c'est moins cher et plus pratique, mais ce n'est vrai que si on ne compte pas l'énorme coût du sacrifice irréversible de la nature. Si on le comptait, réhabiliter des terrains à l'abandon serait plus intéressant.
Si de la force de travail reste disponible après toutes ces mesures, l'état peut aller plus loin dans cette direction : s'approprier les lieux laissés à l'abandon, pollués, et les remettre en état pour les rendre à la nature ou toute autre manière de servir la communauté.
Et même pour des infrastructures nécessaires et/ou déjà existantes, cet effort a un sens. Par exemple, toutes nos autoroutes et voies ferrées qui balafrent la campagne devraient être largement encadrées de talus verdoyants et ponctuées très fréquemment d'écoducs.
On me fait signe que Franklin D. Roosevelt a appelé : il veut que je lui verse des droits d'auteur pour le New Deal. Oui, j'ai conscience que certaines des choses que j'ai décrites, en particulier vers la fin, ressemblent fortement à une politique de grands travaux. (Je rappelle à tout hasard que, bien que discréditées de nos jours, les politiques de grands travaux ont plutôt marché.) Mais ce n'en est pas une, à cause d'une différence fondamentale. Une telle politique investit dans les travaux dans le but de relancer l'économie ; à la limite, même des chantiers complètement dénués d'utilité auraient cet effet. Au contraire, je recommande d'investir dans des travaux parce qu'ils sont utiles à la société, sans forcément être rentables financièrement à court terme, et je fais le pari que ce simple fait aura des conséquences positives sur le fonctionnement de l'économie.
Pour finir en beauté
Je vais aborder une dernière question avant de conclure, celle de l'immigration et des réfugiés. En principe, la simple empathie devrait nous pousser à accueillir nos semblables en souffrance même si ça nous coûte du confort, et à fortiori quand ce sont nos intérêts économiques qui ont provoqué leur souffrance. Mais si on adopte la grille de lecture de la valeur, il n'y a même pas à invoquer un tel argument, car l'immigration est en général une aubaine pour le pays d'accueil.
Il y a quelques décennies, un pays a fait son programme d'« accueillir toute la misère du monde », ce que Michel Rocard disait impossible. « Give me your tired, your poor, / Your huddled masses », indépendamment de ce qu'on peut penser des politiques de ce pays, cette entreprise lui a très largement réussi. Statistiquement, les immigrés sont plutôt en bonne santé, éduqués, entreprenants. S'ils sont intégrés à l'économie d'un pays, ils y contribueront plus qu'ils n'en consommeront, donc seront un bonus pour les habitants déjà là.
Y a-t-il parmi les réfugiés des gens peu fréquentables ? Certainement ; il y en a dans tous les groupes humains. Y en a-t-il proportionnellement plus que parmi mes voisins ? Il n'y a aucune raison que ce soit le cas. À condition qu'ils soient bien accueillis, parce que s'ils sont exploités sous la menace permanente d'une expulsion, obligés de perdre des heures en démarches administratives, etc., on peut comprendre s'ils deviennent un peu aigris. Donc accueillons les réfugiés, offrons-leur un nouveau départ, et tout le monde sera gagnant.
(J'avais prévenu : des évidences…)
Ce n'est pas un programme
Je pourrais multiplier les exemples, de plus en plus spécifiques et anecdotiques. Je n'ai pas parlé, par exemple, de culture et des problèmes de la propriété intellectuelle. Cet article est déjà trop long, et son objet n'est pas de faire un programme exhaustif de mesures pour remettre la société en état. Son but est de changer la perspective avec laquelle on regarde des mesures potentielles.
Et la première chose à retenir après ce changement de perspective, c'est qu'une telle société, prospère tout en respectant à peu près son environnement, une société où les choses sont chères parce qu'on cherche à bien les faire, et où on les fait sans négliger le travail humain et donc où les gens ont les moyens d'en profiter, une telle société est possible, nous en sommes capables si nous nous organisons correctement.
La deuxième chose à retenir, c'est que pour y arriver, il faut une lourde intervention de l'état. Certains rêvent d'une société prospère mue par l'initiative privée. Je ne sais pas si un tel rêve aurait pu se réaliser avec une évolution historique différente, mais ce dont je suis sûr c'est qu'il n'est pas accessible à partir de la situation actuelle : il faudrait trop de changements de mentalité, chez trop de gens et avec trop de coordination ; il n'y a pas assez de diversité dans le capitalisme pour lui permettre de sortir de son ornière évolutive. En revanche, l'histoire récente a largement montré que les périodes où la situation va mieux pour la population coïncident largement avec les périodes d'intervention intense de l'état.
Enfin, la troisième chose à retenir est que pour évaluer le bien-fondé d'une politique à l'échelle nationale ou supra-nationale, il ne faut pas regarder l'argent mais la valeur, l'utilité pour la société des projets. Par exemple, si on a bien compris ça, on ne craint pas l'automatisation : on ne dit pas qu'elle détruit des emplois, on dit qu'elle libère des gens de travaux ingrats pour qu'ils puissent se consacrer à des travaux plus intéressants ou à des loisirs. À condition que les gains ne soient pas accaparés par une minorité. À condition qu'il existe une force collective pour assurer que les progrès de la société profitent à tout le monde.
Publié le 20 janvier 2019