Faut-il payer plus les profs de maths ?
À cette question, un prof de maths répondra oui. Pas par égoïsme. Un prof de maths répondrait probablement oui à la question « faut-il payer plus les profs ? » tout court, donc oui aux questions de la forme « faut-il payer plus les profs de x ? » pour toute valeur de x, y compris pour x = « maths ». C'est comme ça que pense un prof de maths.
Dans une interview à la suite de son rapport sur l'enseignement des mathématiques, Cédric Villani évoque la possibilité de payer davantage les profs de maths pour en recruter des bons. Ce n'est qu'une toute partie de l'interview, pendant laquelle il tient un discours qui m'a semblé plein de sagesse, mais c'est la partie polémique, donc c'est celle que tout le monde retient. (Je tiens à préciser que je ne me suis pas encore plongé dans son rapport proprement dit.)
Je vais d'abord évacuer l'objection tarte-à-la-crème qu'on rencontre trop souvent dans ces circonstances : à quoi ça sert de recruter des gens à bac+15 pour apprendre l'addition à des gamins ?
Je pourrais évoquer le fait que, pour la santé mentale des profs, il est bon que les perspectives d'évolution de carrière ne soient pas trop bouchées, donc qu'un prof enseignant dans les petites classes puisse envisager, si l'envie ou l'occasion se présente, de passer dans des classes plus avancées. Pour ça, il faut que les profs soient recrutés à un niveau suffisant pour l'enseignement le plus avancé de leur discipline, soit en général celui de la classe de terminale.
Je pourrais évoquer le fait qu'un prof qui n'a pas assez de recul dans ses connaissances, qui ne se sait pas assez solide dans ses compétences, risque de se sentir menacé en présence d'un élève brillant et de tomber dans le dogmatisme.
Mais ces arguments ratent le cœur de la question : les profs sont, après les parents, ceux qui ont le plus de contact avec et d'influence sur les êtres en devenir que sont leurs élèves. Ils ne sont pas là que pour leur enseigner l'addition ou les terminaisons du passé simple. Ils sont là pour apprendre aux enfants à se comporter correctement en société, entre eux, vis-à-vis des adultes et vis-à-vis des institutions. Ils sont là pour inculquer aux enfants le goût de l'effort, de la connaissance et de l'ouverture au monde. Ils sont là pour aider à détecter tous les problèmes qui peuvent se poser, familiaux, sociaux, relationnels, même médicaux, et si possible les corriger.
Pour toutes ces tâches, on veut les gens les plus intelligents, les plus compréhensifs, les plus cultivés, les plus impliqués possible, évidemment.
Actuellement, aucune étude ne prépare à tout ça, aucun concours ne sait sélectionner sur ces critères. Faute de mieux, notre système imparfait sélectionne sur un haut niveau scientifique. Ce n'est pas idéal, mais c'est préférable à ne pas essayer du tout, à offrir des conditions qui font que c'est souvent un choix de métier par défaut, quand on n'a rien trouvé de mieux.
Donc oui, il faut payer davantage les profs de maths. Et les autres ?
On devine quelle idée se cache derrière la proposition : un individu doué a fait des études de maths, il s'apprête à entrer dans la vie active, il a le choix entre une carrière de prof et d'autres carrières plus rémunératrices dans le privé. C'est certainement comme ça que ça s'est déroulé pour quelqu'un comme Cédric Villani, je devine qu'il savait depuis longtemps qu'il voulait étudier les sciences, et plus spécifiquement les maths, aussi loin qu'il le pourrait.
Mais la plupart des jeunes n'ont pas cette passion pour une discipline particulière. Ils ont des goûts, des préférences plus ou moins prononcées, mais pas au point de les faire passer derrière toute autre considération. Et la principale considération est celle des débouchés. Un bon étudiant passionné par, disons, l'histoire, verra facilement que les perspectives dans cette discipline ne sont pas favorables, qu'il aura du mal à satisfaire sa passion tout en ayant le niveau de vie auquel il aspire, il décidera donc de faire des études de commerce à la place, et attendra la retraite pour se remettre à l'histoire.
Si on souhaite de bons profs, il faut leur offrir de bonnes conditions de vie, quelle que soit la discipline. Singulariser une discipline conduirait à des déséquilibres et des tensions malsains.
D'autre part, le salaire n'est pas le seul critère important. C'est quelque chose que Cédric Villani a compris et dit dans son interview, mais c'est quelque chose qui échappe à tous ceux qui ont une mentalité de banquier et qui forment les instances du camp politique qu'il s'est choisi.
À part le salaire, on pense immédiatement au temps de travail. Un préjugé tenace dans la population dit que les profs travaillent peu, ont beaucoup de temps libre. Il est vrai qu'ils n'ont nominalement que 18 heures par semaines devant les élèves (pour les certifiés, 15 pour les agrégés), mais à ces heures fixes dans l'emploi du temps s'ajoutent toutes les préparations (chercher des documents, choisir ou inventer des exercices, rédiger des corrections), toutes les corrections, les réunions (conseils de classe, organisation de projets), les rencontres avec les parents, etc. L'un dans l'autre, l'Éducation nationale estime que ses profs consacrent entre trente-cinq et quarante heures par semaine à leur profession, avec évidemment des variations considérables entre les individus et les disciplines. C'est la durée normale du temps de travail à plein temps. Sauf les grandes vacances, certes.
Que se passerait-il si les profs avaient plus de temps libre ? Pour commencer, ils seraient plus reposés, donc en meilleur santé, et pourraient donner de meilleurs cours. Ensuite, ils consacreraient ce temps libre à lire, à aller au cinéma, à visiter des expositions, à voyager, à s'impliquer dans des associations, à écrire, à développer du logiciel libre… Autant d'activités qui enrichissent leur culture et leur ouverture au monde, qu'ils vont ensuite transmettre à leurs élèves.
Pour améliorer l'enseignement, il faut évidemment aussi améliorer les conditions matérielles. Par chance, ce qui est mieux pour les profs en ce domaine et également mieux pour les élèves, et réciproquement. Donc il n'y a pas que les profs qui méritent qu'on améliore leurs conditions, il y a tous les personnels techniques et administratifs. Tous ceux qui font que les tables sont propres, que les chaises sont disponibles en nombre suffisant, que les photocopieuses fonctionnent (et qu'il y en a assez, faire la queue devant la photocopieuse n'est pas la manière la plus productive d'occuper le temps entre les cours), que les besoins administratifs sont réglés rapidement, que la communication avec les parents se déroule bien, etc.
Mention toute particulière pour l'informatique. De temps en temps, les régions achètent des ordinateurs neufs par lots et en équipent des salles dans les lycées, où ils vont petit à petit se dégrader. Jusque récemment, la mise en service et l'entretien du parc informatique des établissements étaient principalement à la charge de certains profs (souvent de disciplines techniques) qui bénéficiaient d'une décharge de quelques heures pour remplir une tâche équivalente à plusieurs emplois à plein temps. Plus récemment, les établissements ont été obligés de faire appel à des prestataires privés. Les rectorats ont également des équipes de techniciens mobiles, mais en trop petit nombre et recrutées sur des grilles de salaires absolument ridicules.
J'ai laissé pour la fin une question très importante : celle des effectifs. On voit souvent l'objection que des classes à quarante élèves peuvent marcher mieux que des classes à une vingtaine d'élèves. C'est vrai, certaines classes chargées peuvent marcher mieux que certaines classes légères. Mais en général, et surtout toutes choses à peu près égales par ailleurs (à commencer par le milieu d'origine des élèves), des classes plus légères conduisent à un meilleur enseignement. C'est une évidence pour tous les enseignants qui ont fait l'expérience des deux.
J'ai dit dans un autre article qu'il fallait se méfier de ce genre d'évidence, et je ne me dédis pas. L'influence de l'effectif sur la qualité de l'enseignement demanderait à être évaluée scientifiquement, entre autres pour déterminer la valeur optimale du nombre d'élèves, probablement variable selon le milieu, l'âge et la discipline. Mais en attendant, il faut faire confiance à l'expérience empirique des gens sur le terrain.
L'éducation est (avec la santé) un des domaines les plus importants de la vie de la société. C'est aussi un domaine fondamentalement collectif où la fameuse main invisible du marché n'est pas capable d'exercer sa magie. Une société développée devrait traiter l'ensemble de ses personnels enseignants comme des pachas.
Au lieu de ça, les profs sont méprisés, on cherche sans cesse à faire des économies de bouts de chandelle, les réformes sont systématiquement à moyens constants (et contiennent des mesures qui sont des subventions furtives pour des bouts du secteur privé qui n'ont rien à voir avec l'éducation) et tout le système se désagrège progressivement.
Bien sûr, tout ce que j'évoque coûterait de l'argent, beaucoup d'argent. Mais la question de l'argent est en fait une distraction. L'argent est comme l'électricité qui amène l'énergie du générateur au moteur, une façon d'affecter les moyens ; ce qui compte, c'est la puissance du générateur et la consommation du moteur. Or la société aurait largement les moyens de se doter d'un enseignement de qualité. Des milliers d'étudiants ne demanderait qu'à pouvoir continuer à pratiquer leurs disciplines favorites, des centaines d'entreprises de BTP rêveraient d'avoir les contrats pour construire de nouveaux établissements. Et les retombées économiques, à long et même moyen terme, seraient mirobolantes. Il suffirait d'avoir le courage de prendre l'argent là où il est. Mais je m'éloigne de mon propos.
Il est indispensable d'améliorer drastiquement les conditions de travail des profs. Mais pas sans contrepartie. On ne peut pas mener une réflexion sur l'amélioration de l'enseignement en faisant l'économie de la réflexion sur l'évaluation des enseignants.
À l'heure actuelle, elle est le fruit d'une lutte acharnée entre l'administration, toujours prête à faire des économies et donc à ralentir la progression de carrière des profs, et les syndicats, qui ont parfois tendance au corporatisme. Le résultat est un système extrêmement verrouillé, où le salaire des profs évolue essentiellement à l'ancienneté. Les possibilités pour récompenser un bon prof se limitent à accélérer un peu sa carrière, celles pour pénaliser un prof médiocre ou négligent sont inexistantes, et celles pour en éliminer un mauvais sont tellement lourdes qu'elles ne sont presque jamais appliquées.
D'autre part, cette tâche d'évaluation est confiée aux corps des inspecteurs, qui sont en général d'anciens profs. Or un inspecteur n'a plus de contact direct avec les élèves, et encore moins de contact suivi et d'investissement. En outre, son occupation ne le conduit plus à pratiquer sa discipline autrement que de manière très superficielle. Ce sont les deux aspects du métier d'enseignant où devrait se nicher le plaisir d'enseigner. Qu'est-ce qui pourrait conduire à abandonner ce plaisir, si ce n'est le fait de ne pas ou plus le ressentir ? Mais dans ce cas, est-on vraiment qualifié pour évaluer le travail de ceux qui le ressentent ?
Je pense que l'évaluation des profs devrait se faire de manière collégiale, et en grande partie par leurs pairs. Par exemple par des commissions tournantes où siègent des profs, des personnels administratifs, des parents d'élèves, et éventuellement des représentants de la hiérarchie. Parmi les profs de ces commissions, il en faudrait de la même discipline que les profs évalués, mais aussi d'autres disciplines ; il en faudrait également qui soient familiers d'établissements similaires en termes de public.
Il faut aussi penser aux conséquences de l'évaluation, aux leviers qu'on se donne pour récompenser les bons et pénaliser les mauvais. En l'état actuel des choses, la seule conséquence est celle qui vient immédiatement à l'esprit dans nos sociétés capitalistes : le salaire, sous la forme de la vitesse d'évolution de carrière. Il y a d'autres possibilités. La liberté de choix sur son affectation en est une. Le poids dans les choix pédagogiques collectifs pourrait en être une autre.
D'autre part, il ne faut pas être simpliste au point de croire que la distinction n'a qu'une dimension, les bons et les mauvais profs. Le métier de prof a de nombreuses facettes, et chaque prof peut être plus ou moins bon sur chacune de ces facettes. Très schématiquement, si un prof est un peu léger scientifiquement mais a un bon contact avec des enfants dissipés et un autre est très brillant scientifiquement mais désemparé devant le chahut, il vaut mieux mettre le premier devant des sixièmes et le second devant des terminales, pas l'inverse. Or en l'état, rien dans l'évaluation des profs ne permet d'exprimer ce genre de chose. Même un prof très mauvais au contact des élèves peut enrichir l'éducation en corrigeant des copies, en inventant des exercices, en réalisant des vidéos explicatives, etc. Il faut se donner les moyens d'en tirer parti.
Les commissions elles-mêmes doivent être évaluées. Je pense qu'un système d'évaluations multiples et indépendantes, sur le modèle de la double correction des copies d'examen, avec une étude statistique des différences de résultats, peut assurer un bon contrôle.
Bien sûr, faire asseoir une commission au fond de la classe comme un inspecteur de nos jours n'est pas envisageable. De plus, une inspection tous les 36 du mois n'est pas ce qui se fait de mieux pour l'évaluation, et le fait que l'inspection soit prévue contribue encore à fausser les résultats. Sans parler du stress inhérent à la situation exceptionnelle.
Heureusement, la technologie peut nous donner un petit coup de main ici. Il serait concevable de doter les salles de cours de caméras, et, à titre personnel, je ne trouverais pas choquant que les statuts des profs prévoient des circonstances où les cours puissent être enregistrés et visionnés, y compris sans que le prof ou les élèves soient prévenus préalablement. Tout dépend des modalités précises : bienveillance à priori des commissions, possibilités de se défendre pour les profs.
Comment tout ceci pourrait-il se faire en pratique, si la volonté politique existait ?
J'imagine qu'il faudrait passer par la création d'un nouveau corps, pour remplacer progressivement ceux des certifiés et des agrégés. Les profs actuels devraient avoir des facilités de promotion dans ce nouveau corps, en faisant valoir l'expérience acquise.
Le salaire pourrait être aux alentours de ce que touche actuellement un agrégé à plein temps. La charge horaire nominale pourrait être aux alentours de douze heures hebdomadaires devant élèves (j'exagère peut-être un peu…), mais prévoir des possibilités simples d'heures supplémentaires tout comme d'heures « sousplémentaires » (en l'état, un prof à temps partiel est soumis à une grande rigidité de son horaire, ce qui rend difficile la répartition des services), sans favoriser les excès, par exemple en rémunérant les heures supplémentaires de manière dégressive.
L'entrée dans le corps doit être soumise à une évaluation sévère. Peut-être plusieurs années d'inspections fréquentes avant une titularisation complète. Et les statuts du corps doivent prévoir l'importance de l'évaluation tout au long de la carrière. Les profs en poste qui refusent l'évolution de leur statut peuvent rester dans leur corps, ils ne verront pas leur salaire revalorisé mais bénéficieront des autres améliorations des conditions.
Voilà ce qui à mon avis serait indispensable pour avoir une éducation digne de nos sociétés développées. Ce n'est pas tout, je n'ai abordé la question que du point de vue des conditions de travail des profs de secondaire. Je n'ai pas évoqué les problèmes du primaire ni du supérieur ; je n'ai pas parlé du cursus des élèves ni des examens. Ce sont des questions importantes, mais séparées du sujet que j'ai déjà traité longuement.
Mais de toutes façons, le premier pas est de cesser de considérer les profs comme des ratés et des parasites et l'Éducation nationale comme une garderie géante.
Publié le 20 février 2018