Le prix de la santé

D'où vient cette idée loufoque de facturer les soins prodigués par les hôpitaux publics ?

Quelqu'un est assez malade ou blessé pour avoir besoin de se présenter à l'hôpital : on le soigne. On ne va pas le laisser crever, quand même ! On ne va pas le laisser souffrir. Donc on le soigne. Des médecins, payés par l'État (au sens large) pour assurer une permanence, lui prodiguent des soins en utilisant les moyens matériels financés par l'État.

(La suite de cet article va être rédigée avec plutôt le cas de la France en tête, mais ce qui sera dit est pertinent pour n'importe quel pays développé.)

Et quand il est guéri… Alors commence une danse comptable, où diverses branches de l'État vont se verser successivement de l'argent, parfois en demandant au patient d'avancer la somme pour se la voir rembourser plus tard.

À quoi ça rime ?

À quoi servent tout ce travail comptable, tous ces échanges de fonds, tous ces financements fléchés ou indirects ? Quel bénéfice la société en retire-t-elle ?

La situation normale est que le coût des soins sont pris en charge par la Sécurité sociale, qui est un organe de l'État. Tout le monde cotise à l'assurance maladie et est couvert en conséquence : si on est malade, c'est la Sécurité sociale qui paye les frais ou les rembourse.

La Sécurité sociale, ou l'État en général, pourrait toucher les cotisations et financer directement les hôpitaux, sans chercher à calculer combien chaque patient a coûté individuellement.

D'autant que ce calcul contient des éléments qui ne sont pas correctement définis. On sait combien coûtent les médicaments et autres consommables, bien sûr. On sait aussi combien coûte le temps d'un médecin, mais bizarrement on ne chronomètre pas le temps passé avec chaque patient. En revanche, l'amortissement de la construction des locaux, leur entretien, les frais de chauffage, etc., tout ça ne peut pas être simplement divisé entre les patients. On peut faire une approximation grossière, mais si on cherche à faire mieux, on va commencer à se rendre compte qu'il faut facturer les fièvres davantage en été qu'en hiver, parce que le patient fiévreux chauffe l'hôpital. C'est complètement absurde. Et même si les exagérations de ce genre sont rarement un argument valable, ici j'ai l'impression qu'elle est typique de ce qu'on cherche à faire.

Donner un prix un peu arbitraire à chaque item, en y ménageant une marge de manière à réaliser en moyenne un bénéfice raisonnable, c'est normal dans une transaction commerciale, par exemple entre un artisan et un particulier. C'est valable parce que c'est une personne précise qui choisit les items inclus dans la transaction et la même personne qui en supporte les coûts. Et même alors, il reste la possibilité de négocier le montant total. Aucun de ces points ne s'applique à la santé : les soins sont indispensables, l'hôpital n'est pas censé dégager de bénéfices, l'égalité de traitement ne laisse pas la possibilité de négocier et c'est la Sécurité sociale qui paye tout pour tout le monde à la fin. Donc autant la laisser payer les frais de fonctionnement de l'hôpital en bloc.

Je vais essayer de comprendre le point de vue opposé en examinant les bénéfices espérés en abordant les arguments classiques dans ce genre de discussion ou que je peux deviner.

L'argent responsabilise : c'est un argument qui revient très souvent pour justifier que quelque chose, un service public, doit être payant. On le voit souvent invoqué au sujet des transports en commun : les gens vandaliseraient moins quand ils doivent payer. J'ai vu cette affirmation à plusieurs occasions, mais je n'ai jamais vu de source primaire pour la justifier, encore moins de précision sur le contexte et la reproductibilité ; or l'argent est une construction sociale et psychologique extrêmement complexe, les mentalités associées changent énormément selon l'époque et le lieu. Donc je rejette cet argument en l'état.

Mais ce n'est pas tout : il est question de santé, dans ce cas précis. A-t-on vraiment besoin d'une incitation financière à ne pas prendre de risques qui risquent de conduire à l'hôpital ? Naïvement, je trouve que la perspective d'une maladie ou d'un accident est elle-même assez dissuasive, avec la douleur et les inconvénients associés.

Devoir payer empêche les abus : c'est aussi un argument classique pour les questions de gratuité. Mais il est basé sur un raisonnement profondément vicié. Si on parle d'une activité rentable, alors il n'y a pas d'abus possible : toute utilisation du service le finance. Donc si on veut empêcher des abus, c'est qu'il est question d'un service non rentable, subventionné. Plus on utilise le service, plus on bénéficie de la subvention. Réguler son usage par son prix, c'est admettre que les riches ont le droit de plus profiter de la subvention que les pauvres.

(Il y a un argument similaire concernant les amandes, quand elles ne sont pas indexées sur les moyens financiers du condamné : un délit puni par une amande, c'est un délit légal pour les riches.)

De plus, ne pas facturer les soins aux patients ne veut pas dire abandonner toute velléité de suivi comptable. On peut dresser des statistiques précises sans pour autant les convertir en montant pécuniaire et/ou les attribuer à un patient spécifique quand ça n'a pas de sens. Non seulement on le peut, mais on le doit, aussi bien à l'échelle globale pour surveiller et optimiser l'utilisation des moyens qu'à l'échelle individuelle pour assurer un bon suivi du patient.

Pour détecter les abus, il suffit d'observer ces statistiques avec un œil critique. Quant à les empêcher : abuser d'un service financé par la communauté est un délit, donc toute la puissance dissuasive de l'appareil judiciaire est disponible.

Et pour les gens qui ne sont pas couverts par la Sécurité sociale, qui va payer ?

Voilà un argument plus spécifique et plus pointu. Il se décline en plusieurs variantes, que je vais aborder une par une. Mais avant, je vais rappeler un principe fondamental que j'ai déjà évoqué plus haut.

Quand quelqu'un se présente à l'hôpital malade, en souffrance, on ne va pas le laisser souffrir, on ne va pas le laisser mourir. On va le soigner, si on peut. La question de qui doit payer pour ce patient spécifiquement ne vient qu'après.

D'ailleurs, c'est précisément ce principe qui est à la base de l'idée de sécurité sociale. Mais l'architecture de la Sécurité sociale telle que nous la connaissons a été conçue à une époque de plein emploi, et même de pénurie dans l'immédiat après-guerre. Dans ce contexte, tout le monde avait un travail, ce qui veut dire que tous le monde cotisait, donc tout le monde était couvert. Et donc on ne laissait effectivement mourir personne, la Sécurité sociale payait pour tout le monde.

Mais depuis, le monde a largement changé. Grâce aux gains de productivité, la pénurie a largement cédé la place à l'abondance, sans qu'il y ait besoin que tout le monde travaille en permanence. Mais l'organisation de la société autour du travail conduit au chômage de masse et empêche que tout le monde profite de cette abondance. Et comme elle suit la même organisation, la Sécurité sociale souffre des mêmes défauts : certaines personnes ne sont pas couvertes.

Puisqu'elle est censée couvrir tout le monde, quand on se rend compte que trop de gens n'en bénéficient pas, on cherche à le corriger. Mais, comme d'habitude dans ce genre de situation, il est plus facile de colmater en ajoutant une rustine ou un tuyau que de remettre tout le système à plat. Donc la Sécurité sociale est devenue avec le temps une usine à gaz, censée apporter la santé à tout le monde, mais qui fuit de toute part et gaspille une quantité phénoménale de pression dans des kilomètres de tuyau emmêlés.

Donc, qui sont les gens pour qui la Sécurité sociale ne doit pas payer ?

Pour commencer, il y a déjà un certain temps, la Sécurité sociale a cessé de rembourser certains soins, totalement ou partiellement, en comptant sur des mutuelles privées pour assurer le complément. S'il s'agit d'éléments de confort, de luxe, ça n'a rien de choquant : l'hôpital peut facturer au prix fort la chambre individuelle avec accès Netflix à ses patients les plus à l'aise afin d'alléger les coûts pour l'ensemble de la collectivité. En revanche, s'il s'agit de soins nécessaires pour une santé correcte ou de services requis pour un séjour décent à l'hôpital, alors ces mutuelles privées deviennent indispensables, alors même qu'elles sont formellement facultatives : certains patients n'auront personne pour payer une partie de leurs soins, c'est contradictoire avec le principe de base qu'on cherche à réaliser.

La privatisation partielle du remboursement a été décidée pour boucher le fameux « trou de la sécu ». Mais ce trou est un détail comptable, une conséquence des spécificités du fléchage des différentes parties du budget de l'État, et donc en particulier un artefact de l'idée de facturer les soins individuellement aux patients. Il fluctue, il grossit et disparaît, au gré des variations des rentrées de cotisations sociales, donc en particulier de l'évolution du chômage, qui n'a rien à voir avec la santé.

D'un autre côté, les structures privées qui assurent les remboursements complémentaires, et qui sont essentiellement indispensables, ont besoin chacune de ses locaux, de ses frais de fonctionnement, de ses campagnes de publicité. Tous ces frais sont multipliés par le nombre de structures, un coût considérable qui n'apporte aucun bénéfice à la société par rapport à la situation où seule la Sécurité sociale gère tout. Elles ont aussi toutes des dirigeants et des administrateurs qui sont tentés de se rémunérer grassement. Certains politiciens éternellement d'opposition nous répètent que ce dernier point est précisément l'objectif de la manœuvre, et il est difficile de leur donner totalement tort.

Enfin, le caractère facultatif des complémentaires santé est une incitation à augmenter son revenu disponible à court terme en préférant s'assurer soi-même, ce que la plupart des gens décident non pas après une étude quantitative de l'espérance probabiliste mais avec une estimation pifométrique de ce qu'un ennui de santé grave peut leur coûter. Or il est établi que nous sommes mauvais pour estimer les petites probabilités à grosses conséquences, ce qui rend l'auto-assurance presque toujours un mauvais calcul quand les frais assurés ne sont pas bornés à priori.

Je pense qu'il faudrait revenir sur la notion de complémentaire santé et garantir que tous les soins nécessaires soient assurés par la collectivité. Mais au fond, la question de faire payer certains soins ou services est indépendante de la question de la comptabilité de ceux qui sont pris en charge par l'État.

Je reprends donc la question : qui sont les gens pour qui la Sécurité sociale ne doit pas payer les soins indispensables ?

Les citoyens qui ne cotisent pas ? L'idée de départ, c'est que tout le monde cotise. Que des citoyens ne soient pas couverts, puissent se retrouver sans soins, parce qu'ils sont au chômage depuis trop longtemps, ou isolés, ou… est une situation qui n'était pas prévue par le système et qui est contradictoire avec son principe fondamental. Et de fait, à chaque fois qu'on remarque qu'une trop grande partie de la population est dans ce genre de situation, on invente une solution ad-hoc. Une des plus importantes est la CMU, bien sûr ; c'est une avancée sociale énorme. Mais c'est aussi un exemple de ce que je disais plus haut : il est plus facile d'ajouter des tuyaux que de remettre le système à plat.

Ça nous laisse les étrangers. Mais quels étrangers ?

Les résidents permanents en situation régulière ? Ils payent des impôts, ils payent des cotisations sociales. (En fait, les cotisations sociales, étant obligatoires et perçues par une branche de l'État, sont une forme d'impôt. Les compter séparément est un autre artefact de la bizarrerie comptable que je dénonce.) Ils ont droit à une protection sociale. Et de fait, ils en bénéficient comme les citoyens.

Les touristes ? Les touristes étrangers qui viennent dépenser leurs devises dans nos hôtels, restaurants, musées et boutiques de souvenirs (et payent la TVA au passage, et la taxe de séjour) ? Il me semble qu'il y a consensus pour considérer que le tourisme, sur le plan économique, est une aubaine pour le lieu d'accueil. De plus, les touristes voyagent en général quand ils sont en bonne santé ; certes, ils peuvent tomber malades ou se blesser pendant leur séjour. Mais alors, avoir une infrastructure hospitalière simple et efficace est un argument pour les attirer avec leurs devises. Je pense que ça peut être une raison suffisante pour les soigner gratuitement, ou au moins pour faire des estimations chiffrés du bilan coûts-recettes.

Une telle position pourrait donner naissance à un phénomène de tourisme médical : des étrangers qui viennent uniquement pour profiter du système de santé. Mais il faut être aisé pour pouvoir se permettre d'aller se faire soigner à l'étranger ; quelqu'un qui en a les moyens va probablement également dépenser son argent pour son confort pendant son séjour. Donc il n'est pas évident que l'ampleur du phénomène soit si problématique. Peut-être devrait-on voir si ça se produit et estimer le coût, avant d'envisager de concevoir la totalité du modèle comptable de la santé autour de ce problème hypothétique.

Les clandestins ? Que l'on soit de droite ou de gauche, que l'on considère que la solution au problème des clandestins est de tous les expulser ou de tous les régulariser, ou toute autre solution intermédiaire, on peut être d'accord sur un fait : le statut d'étranger en situation irrégulière est en soi un problème. La question de savoir qui va payer pour leurs soins n'est qu'un corollaire mineur de ce problème plus fondamental. Donc résolvons la situation des clandestins et il disparaît.

(J'ai conscience que la dernière phrase a une très forte odeur de yakafokon. Régler le problème des étrangers en situations irrégulière n'est pas facile. Mais il y a quand même un principe de bonne organisation à respecter : ne pas faire de difficultés annexes ou transitoires le centre de l'organisation de quelque chose, plutôt les traiter par des mesures annexes ou transitoires. Si je dois déménager et qu'en même temps je dois me faire installer une couronne dentaire prothétique, je ne vais pas choisir mon appartement en fonction de la proximité du dentiste !)

Un autre argument que je peux anticiper : des soins hospitaliers gratuits seraient une concurrence déloyale aux services de soins privés. Mais l'État n'est pas tenu à une concurrence loyale ; il ne participe pas au jeu économique, il en est l'arbitre. La concurrence se déroule dans l'espace qu'il laisse, et c'est bien assez. Si un service est critique pour la population, l'État s'assure qu'il soit disponible ; la concurrence peut essayer de faire mieux que l'offre publique, mais elle ne peut pas se plaindre de ne pas avoir accès à un marché captif. C'est d'ailleurs la même situation que pour l'éducation, qui est gratuite. Les écoles privées existent, mais elles n'ont pas le droit de se plaindre de la concurrence des écoles publiques, parce qu'il s'agit d'un enjeu vital pour la société.

D'autre part, je soupçonne que beaucoup de médecins libéraux apprécieraient de pouvoir soigner des patients avec des horaires humains et un revenu régulier sans la charge de devoir gérer un cabinet. Après tout, certains parmi eux ont probablement choisi leurs études de médecine par vocation et pas juste parce qu'elles conduisent à une situation sociale enviable. (Le sarcasme dans la dernière phrase est délibéré, mais il ne s'adresse pas aux médecins, plutôt aux gens qui n'imaginent pas qu'on puissent choisir une carrière pour une autre raison que l'argent.)

Je crois que j'ai fait le tour.

Un dernier point avant de conclure. La question de facturer les soins individuellement aux patients avant d'éventuellement les rembourser est indépendante de la question des moyens globalement attribués aux soins. Pour ce point, je pense qu'un système de santé de qualité devrait se fixer des objectifs chiffrés sur des critères statistiques précis. Par exemple : « un service d'urgence dans lequel le neuvième décile du temps d'attente des patients sur quinze jours consécutifs dépasse dix minutes doit recruter un médecin supplémentaire et reçoit le budget correspondant. » Mais j'insiste, c'est une autre question.

Globalement, je pense avoir établi que comptabiliser les soins individuellement par patient et les facturer pour les rembourser ensuite n'a que très peut d'intérêt pratique pour la collectivité. Les inconvénients, en revanche, sont faciles à deviner : coûts de gestion, complication du système, personnes privées de couverture, etc.

Il serait temps de passer à un système bien plus simple : quelqu'un se présente à l'hôpital, on prend son identité pour le suivi, on le soigne, et c'est fini. Les comptables de l'État font le nécessaire pour que ça tourne, mais les patients n'ont pas à s'en préoccuper.

Nos gouvernants se targuent d'être de fins gestionnaires, mais s'ils l'étaient réellement ils sauraient que chaque centime dépensé pour la santé revient dynamiser l'économie du pays plus que doublé. À part l'éducation, il n'y a pas d'investissement plus rentable, et dans le cas de la santé les retombées sont très rapides. Un pays qui préfère compter les haricots hospitaliers, faire des économies de bouts de chandelle et laisser ses habitants perdre des heures d'attente aux urgences ou des mois pour des soins lourds plutôt que les soigner au plus vite pour leur permettre de contribuer au mieux de leur forme à la grandeur de la nation et à l'honneur de l'esprit humain est un pays géré en dépit du bon sens le plus élémentaire.

Publié le 27 octobre 2018