Défense de la royauté anglaise
Ou comment considérer que les personnages de fiction et les idées peuvent être vivants.
Dans la série vidéo The Crown, Claire Foy incarne Elizabeth II, la reine d'Angleterre pendant la seconde moitié du XXe siècle. Pour justifier une décision désagréable, elle s'exclame à un moment « I would have been perfectly happy [...] It was the Crown that forbade it. ».
À l'entendre, elle n'exercerait pas elle-même un pouvoir, limité mais réel et non négligeable, à titre personnel, mais ne serait que l'interprète de la volonté d'une entité mystique, la Couronne, telle une médium répétant les dires de son guide spirituel.
Et du fait qu'elle et une grande partie de sa cour y croient, ça devient vrai.
(Avant de continuer, je tiens à préciser que j'ai conscience que cette réplique ne traduit pas la pensée de la vraie reine d'Angleterre, mais seulement celle des auteurs de la série. Je pense cependant que les réflexions qu'elle m'inspirent sont pertinentes dans la réalité.)
Quand des mathématiciens étudient des objets mathématiques, disons des groupes, ils n'ont pas l'impression d'inventer les propriétés qu'ils démontrent, mais de les découvrir. Ils considèrent en général que les objets qu'ils étudient existent dans l'abstrait, d'une manière qu'il ne faut pas trop insister à leur faire préciser, car ça en met certains mal à l'aise. Même les premiers à avoir axiomatisé la théorie des groupes n'ont pas inventé la théorie mais plutôt découvert que ce jeu d'axiomes conduisait à quelque chose de très intéressant. Et de fait, quand deux mathématiciens réfléchissent au même problème de manière indépendante, ils arrivent au même résultat, à moins que l'un d'entre eux ne se soit trompé.
De manière plus surprenante, on retrouve le même discours chez les auteurs de fiction : quand ils racontent les affres de la création, ils parlent de leurs personnages comme s'ils existaient réellement. L'auteur ne décide pas leurs actions et leurs sentiments, il cherche à deviner ce qu'ils seraient dans les circonstances de l'histoire.
Au fond, cette apparente affectation n'a rien d'extraordinaire. Nous avons tous en tête des modèles des gens que nous connaissons, qui nous servent à prévoir leurs réactions. Sans de tels modèles, toute interaction sociale serait impossible. Nous les raffinons petit à petit en les confrontant à la réalité. Ce n'est pas toujours possible, et plus on s'éloigne des situations où les réactions ont été confirmées, plus ce qu'on ignore sur les personnes fausse les prédictions ; mais globalement ces modèles s'avèrent souvent très efficaces.
Pour les personnages de fiction, il n'est jamais possible de confronter les modèles à la réalité : les personnages de fictions n'existent que par ces modèles qui vivent dans l'esprit des gens qui y pensent. Souvent, on considère que le modèle dans l'esprit de l'auteur lui-même fait autorité sur le comportement du personnage. Mais l'existence de fan-fictions, de réécritures et de franchises où les auteurs changent au gré de considérations commerciales fragilisent cette idée.
Si assez de gens pensent à un personnage de fiction assez souvent et qu'un consensus approximatif s'installe, il peut développer des goûts, avoir des opinions, évoluer avec le temps… C'est une forme de vie. À la fois plus floue et plus complexe que la vie d'un personnage de la réalité, mais à de nombreux points de vue c'est bien une forme de vie.
C'est d'ailleurs un point de vue qu'on adopte implicitement quand on dit à quelqu'un qui a subi un deuil pour le réconforter que le décédé « vit encore dans ton cœur ».
C'est ce point de vue que je cherche à appliquer à la Couronne : si le souverain, les courtisans et plus généralement les sujets y pensent, sans forcément l'exprimer en ces termes, comme à une entité douée d'une volonté propre qui s'exprime par la bouche des rois et des reines successifs, ils vont consacrer une partie de leur esprit à la modéliser au même titre que les gens qu'ils connaissent et les personnages de fiction qu'ils apprécient.
Avec à sa disposition les ressources mentales de toute la cour et, dans une moindre mesure, la population d'Angleterre et avec l'autorité du souverain pour cimenter le consensus, la Couronne remplit largement les conditions pour être considérée comme une idée vivante selon ce point de vue.
Mais c'est une idée vivante assez fragile. Dans la nature, des changements d'environnement — d'origine humaine ou pas, peu importe — peuvent conduire à l'extinction d'une espèce. Ce qui joue le rôle de la nature pour une idée vivante, c'est la mentalité des gens qui l'animent. Les progrès dans l'éducation de masse et en philosophie politique ont rendu les mentalités de plus en plus hostiles à la notion de royauté.
Laisser s'éteindre une espèce est une tragédie par la perte de valeur scientifique, esthétique, romantique, etc., qui l'accompagne. Pour l'éviter, les sociétés humaines responsables établissent des réserves naturelles et construisent des parcs zoologiques. Il serait de même tragique de voir mourir une idée vivante, pour la valeur historique et romantique qu'elle emporterait avec elle.
On peut considérer que l'Angleterre dans son ensemble est une réserve naturelle pour permettre à l'idée vivante qu'est la Couronne de survivre à notre époque.
De l'autre côté de la Manche, les Français ont le château de Versailles, symbole des inégalités et de l'oppression de l'Ancien régime par excellence. Faut-il pour autant le raser ? Le sang et les larmes qu'il a coûtés ont été payés depuis des siècles ; les inégalités et l'oppression qu'il représente ont depuis longtemps été remplacées par d'autres formes d'inégalités et d'oppression. Aujourd'hui ne restent que sa splendeur, son intérêt documentaire et quelques lignes dans le budget de l'État pour son entretien. Même les employés du château peuvent, une fois leur journée de travail terminée, rentrer chez eux et profiter du confort d'une démocratie moderne.
Si on pouvait en dire autant de l'Angleterre et de la Couronne, tout irait bien. Mais assurer la survie d'une idée vivante demande une implication bien plus profonde que pour organiser les reconstitutions grandeur nature dans les fêtes médiévales ou pour préparer les costumes et les chorégraphies d'Indiens de Mardi gras. La royauté anglaise a des conséquences considérables sur la vie quotidienne des Anglais et sur la géopolitique du monde. Je laisse à chacun et chacune le soin de juger pour soi-même si le jeu en vaut la chandelle.
Publié le 3 janvier 2018