Leçon ou caprice

Je viens de lire l'avant-dernier tome de la série de science fiction The Expanse, Tiamat's Wrath, de James S.A. Corey, et il m'a inspiré quelques réflexions sur l'éducation et l'apprentissage que j'ai envie de rédiger. Normalement, ne pas connaître l'œuvre ne devrait pas être problématique pour apprécier mon propos.

Avant de commencer, je vais brièvement exposer la situation, en m'efforçant de ne pas divulgâcher (« spoiler ») tout en rendant l'article compréhensible pour quelqu'un qui ne connaît pas du tout la série. Heureusement, mes réflexions s'attachent à des péripéties de développement de personnages qui ne sont pas liées directement à l'intrigue principale.

Teresa est une adolescente et la fille d'un militaire de très haut statut. Lors d'une exposition scientifique, elle se retrouve à expliquer le dilemme du prisonnier itéré à une très jeune enfant, en faisant une partie pour illustrer. Au moment où Teresa introduit une trahison, son élève est tellement choquée qu'elle éclate en cris et en sanglots, que Teresa n'arrive pas à calmer avec des explications posées, il faut que la mère intervienne pour réconforter l'enfant.

Teresa remarque le contraste avec sa propre éducation : son père aurait exigé qu'elle se calme d'elle-même puis qu'elle explicite les enseignements à tirer de l'incident. Il fait d'ailleurs plus tard une remarque qui, en substance, reproche à la mère de mal élever son enfant en lui inculquant que les caprices permettent d'obtenir satisfaction. Au dilemme du prisonnier, il est un grand partisan de la stratégie donnant-donnant (« tit-for-tat en anglais), qui consiste à punir chaque trahison de l'adversaire en trahissant exactement une fois soi-même. Il applique ses principes éducatifs également à ses stratégies militaires, avec des résultats catastrophiques.

(Dans « la vengeance, la justice, le pardon », je développe quelques une des choses que le dilemme du prisonnier nous apprend.)

De toute évidence, les principes du père de Teresa sont trop rigides. Mais ses arguments sont convaincants. Alors, où est l'erreur ?

Il y a plusieurs manières de formuler ma réponse, qui reviennent à aborder la question sous un angle légèrement différent, mais recouvrent au fond les mêmes idées.

Une des manières de le dire, c'est que le père de Teresa a une vision à sens unique de l'éducation. Le professeur sait les choses parfaitement, l'élève a pour devoir d'apprendre ; si la leçon ne passe pas, c'est la faute de l'élève, et le rôle du professeur est alors de la répéter pour lui donner une nouvelle occasion.

Une autre manière de le dire, c'est que le père de Teresa a négligé la possibilité que la leçon qu'entend l'élève ne soit pas la même que celle que le pdirerofesseur cherche à inculquer.

Encore une autre manière de le dire, c'est qu'il a oublié que, contrairement au dressage, l'éducation passe également par l'exemple.

Face à un enfant qui fait un caprice, le père de Teresa se montre inflexible. Mais qu'est-ce que se montrer inflexible sinon un caprice d'adulte ? Et qu'est-ce qu'un caprice sinon l'enfant qui cherche à se montrer inflexible, à sa manière limitée ? La différence est que l'adulte a une bonne raison. Mais l'enfant a des raisons et pense qu'elles sont bonnes. Subjectivement, il n'y pas de différence. Et s'il s'avère que l'inflexibilité n'est pas une pédagogie efficace, alors il s'agit bien d'un caprice d'adulte.

Si on considère les choses sous cet angle, alors la leçon que le père de Teresa inculque n'est pas qu'un caprice ne marche pas, c'est qu'un caprice marche quand on est le plus fort. On ne va pas être surpris qu'un militaire tel que lui ait cette idée comme fondement de sa mentalité, sans même s'en rendre compte. Mais consciemment, ce n'est pas du tout l'idée qu'il veut exprimer.

Dans le dilemme du prisonnier itéré, la stratégie donnant-donnant fonctionne bien parce que la situation est extrêmement simple. Il suffit de changements mineurs pour la rendre catastrophique. Par exemple, si deux donnant-donnant jouent ensemble et coopèrent, il suffit d'une erreur aléatoire de transmission, d'un malentendu, pour qu'elles partent dans une boucle infinie de punition mutuelle. Les situations dans la réalité sont toujours beaucoup plus compliquées, les malentendus sont monnaie courante.

Pour qu'une leçon soit efficace, il faut en général que le professeur maîtrise très bien son sujet, bien sûr. Peut-être n'a-t-il quasiment rien à apprendre. Mais ça ne concerne que ce domaine. Pour tout le reste, l'enseignement est une voie à double sens. Il y a en particulier une chose que le professeur ne peut pas savoir : ce qui se passe dans la tête de l'élève. Pour enseigner efficacement, il faut s'adapter à la manière de penser de l'élève, et pour ça il faut la comprendre.

Si l'être humain peut apprendre aussi efficacement, c'est entre autres parce qu'il sait déjà énormément de choses. Chaque nouvelle connaissance vient s'intégrer à celles déjà assimilées, un peu comme une pièce d'un puzzle déjà bien avancé.

Mais l'analogie avec un puzzle va un cran plus loin : parfois, étant donnée une pièce blanche, on cherche en vain où la placer dans les nuages alors qu'elle va dans le dos d'un mouton. Une hypothèse fausse sur la leçon observée peut empêcher l'apprentissage de se produire.

(Il peut également arriver que l'erreur soit dans les pièces déjà en place : une conception erronée du monde ne permet pas de comprendre ce qu'on y observe. Mais c'est une autre histoire.)

C'est le rôle du professeur d'essayer d'éviter ça. S'il détecte que la leçon n'a pas été comprise, il ne doit pas se contenter de la répéter à l'identique, peut-être avec juste plus d'emphase, comme le père de Teresa le préconise. Il doit s'efforcer de comprendre quel est le point d'achoppement afin ensuite de reformuler la leçon pour l'éviter.

S'il suit cette démarche, le professeur a des chances d'apprendre des choses, non seulement sur les processus mentaux de son élève, mais également sur le sujet enseigné lui-même.

Je pense que James S.A. Corey avaient en tête une grande partie de ces réflexions quand ils ont écrit ces scènes. Peut-être pas en ces termes, peut-être même pas de manière complètement consciente, mais probablement en grande partie néanmoins. Comme je l'ai défendu dans « apprendre de la fiction », une des qualités des bonnes œuvres est de présenter au lecteur, sous une forme attrayante et claire, quelque chose que l'auteur à compris sur le monde réel, parfois même à son insu. De ce point de vue, cette partie de Tiamat's Wrath est très réussie. Le reste aussi, mais ce n'est que mon avis de lecteur.

Publié le 28 avril 2019