Apprendre de la fiction

Il y a un cliché qui dit que c'est en faisant des erreurs qu'on apprend. Il y a souvent un large fond de vérité derrière ce genre de cliché.

J'ai récemment rencontré un problème dont la solution était considérablement simplifiée si on remarque que 18x+90 peut s'écrire également 18(x+5). Il y a deux volets à cette simplification : voire qu'il est possible de mettre 18 en facteur et écrire la forme factorisée. Même des gens qui maîtrisent parfaitement le second quand il est demandé explicitement ne vont pas toujours voire le premier.

J'ai l'impression que ces deux volets correspondent à une classification importantes des connaissances : celles qu'on peut mobiliser à volonté pour les appliquer à une situation d'une part, celles qui doivent être toujours à l'affût pour repérer les cas où elles s'appliquent d'autre part. J'ai envie d'appeler ça respectivement les connaissances à mobilisation active et les connaissances à mobilisation passive. Cette dualité existe dans des domaines très élémentaires de la vie courante. L'usage d'un parapluie est une connaissance à mobilisation active ; se rappeler qu'il faut prendre son parapluie avant de rentrer chez soi est une connaissance à mobilisation passive. Une recette de cuisine est une connaissance à mobilisation active, enlever la casserole du feu avant que ça brûle est une connaissance à mobilisation passive. Pour éviter qu'elle fasse défaut, on va parfois utiliser un minuteur ; c'est une forme rudimentaire d'intelligence artificielle. Débattre d'un sujet de société exige de connaître des faits (actif) et de trouver quels faits constitueront des arguments pertinents (passif) ; se rappeler de ne pas utiliser un certain argument en présence de quelqu'un de sensible (« ne pas parler de corde dans la maison d'un pendu ») est une connaissance à mobilisation passive voisine.

Bien sûr, les cas vraiment tranchés sont rares. Une connaissance a presque toujours quelques aspects de mobilisation active et quelques aspects de mobilisation passive. Il serait probablement plus juste de dire qu'il s'agit de deux dimensions d'une classification complexe des connaissances.

J'ai l'impression que le cliché d'apprendre de ses erreurs s'applique spécifiquement aux connaissances à mobilisation passive. Et que pour que le mécanisme fonctionne efficacement, deux conditions sont requises : il faut admettre qu'il s'agissait d'une erreur, donc qu'il y a quelque chose à apprendre ; et il faut souffrir des conséquences de son erreur.

Ce que je viens d'écrire donne un rôle positif à la souffrance. Je n'aime en général pas cette idée. Confondre souffrance et vertu est une erreur tragique que beaucoup trop de gens font. Heureusement, la souffrance dont il est question ici peut se limiter à devoir remonter l'escalier pour aller chercher le parapluie oublié. L'idée est que le souvenir de la souffrance, plus vif que la moyenne des souvenirs, se ravive dans des circonstances similaires et active la connaissance associée.

Hélas, ce mécanisme a un énorme défaut : il est individuel. Si c'était la seule manière d'acquérir une connaissance à mobilisation passive, alors il faudrait que chacun refasse toutes les erreurs du monde. C'est très inefficace. On peut faire un peu mieux grâce à l'empathie : elle nous permet d'éprouver la souffrance d'autrui, donc d'apprendre des erreurs d'autrui, sans faire l'erreur soi-même. C'est mieux. Mais pas beaucoup mieux : il faut toujours que les erreurs soient répétées à chaque génération, il faut toujours qu'il y ait quelqu'un qui souffre.

Y a-t-il une solution pour éviter ça ? Y a-t-il un moyen d'empathiser avec quelqu'un qui souffre sans qu'il y ait quelqu'un qui souffre ?

La réponse est dans le titre : les personnages de fiction. Ils peuvent souffrir, mais ce n'est pas grave, et nous ressentons néanmoins de l'empathie pour eux.

Écrivons des histoires, faisons faire des erreurs aux personnages fictifs qu'elles décrivent, laissons ces personnages souffrir et laissons nos enfants (et les adultes…) empathiser avec eux, et ils acquerront des connaissances à mobilisation passive sans souffrir eux-mêmes.

Beaucoup de contes et de fables destinés aux enfants sont bâtis précisément sur cette structure : mettre en scène une erreur et ses conséquences pour apprendre aux lecteurs à ne pas la faire en vrai. Le monde ne serait-il pas en meilleur état si Ésope avait écrit une fable sur des éléphants qui perdent la santé après avoir cru les fake news d'un canard orange ?

Ces histoires ont souvent été écrites exprès pour servir de leçon. Ce n'est pas le cas de la majorité des œuvres de fiction, qui sont plutôt destinées à divertir. Néanmoins, la tension dramatique existe entre autres parce que les personnages font des erreurs et souffrent de leurs conséquences. C'est donc bien l'occasion d'un apprentissage.

Plus généralement, au delà des compétences à mobilisation passive et de toute forme de compétence en général, il y a l'apprentissage de comment le monde fonctionne. On le découvre simplement en observant le monde, en observant des événements, et éventuellement en écoutant les explications de gens qui les ont étudiés.

De ce point de vue, le rôle de la fiction dans l'apprentissage est plus difficile à accepter, parce que le monde décrit et les événements racontés, justement, sont fictifs, inventés.

Je pense qu'il y a un parallèle à faire avec l'invention de la perspective, en peinture.

Ce mot désigne, bien sûr, le fait que quand des objets sont représentés à plat, en dessin ou en peinture, ceux qui sont situés plus loin apparaissent plus petits. Les parallèles qui s'éloignent semblent se rapprocher jusqu'à ce couper en un point, appelé point de fuite.

Pendant des siècles, les dessins et les peintures (occidentaux au moins) ont largement ignoré la perspective. Tout était plat, tout avait la même taille, alors même que le phénomène était connu des architectes par exemple. Puis, à la Renaissance, les règles géométriques de la perspective ont été énoncées. Les peintres et les dessinateurs se sont mis à construire très soigneusement leurs points de fuite et les autres éléments constitutifs de leurs scènes.

Plus tard, des artistes ont commencé à jouer avec la perspective ou à en ignorer les règles délibérément. Mais pour pouvoir ignorer des règles, il faut les connaître. À part ces cas où l'absence de perspective est un style recherché, les dessins et peintures actuels sont largement corrects.

Pourtant, à ma connaissance, on voit assez peu de dessinateurs et peintres contemporains construire soigneusement leurs points de fuite comme à la Renaissance. On trouve parfois des astuces dans des guides pour débutants, mais ça a l'air assez limité. D'une manière générale, on dirait que la perspective leur vient naturellement, directement assez juste.

On peut se demander ce qui a changé, pourquoi les dessinateurs actuels n'ont pas besoin de faire les mêmes constructions que leurs homologues de la Renaissance. Je pense que l'explication est qu'ils se sont habitués à voir des perspectives exactes.

Dans la nature, les représentations à plat de la réalité tridimensionnelle sont assez rares. On peut en voir avec l'ombre sur une surface plate d'un objet éclairé par une lumière assez proche et ponctuelle ; ça fait des conditions assez difficiles à réunir, et il n'y a pas beaucoup de détails. À part ça, les circonstances où la perspective est nécessaire sont très artificielles.

En conséquence, jusqu'à la Renaissance, personne n'avait jamais vu d'image avec une perspective juste. Voir la réalité elle-même ne compte pas, parce que le cerveau passe son temps à corriger notre vision : il corrige les couleurs pour compenser la teinte de la lumière ambiante, il masque notre nez ou les vaisseaux sanguins de la rétine, il masque même le point aveugle, et ne parlons même pas de la compensation du mouvement. Et il corrige la perspective : quand un objet s'éloigne, son image sur notre rétine rapetisse, mais avons appris à le voir s'éloigner, pas rapetisser. De plus, la vision binoculaire et l'accommodation par le cristallin fournissent de l'information redondante sur la distance d'un objet. Dans ces conditions, la représentation de la réalité sur un plan est quelque chose de fondamentalement bizarre.

Et puis la Renaissance est arrivée, les artistes se sont mis à construire leurs perspectives très soigneusement. Le monde a été progressivement envahi de représentations à plat de la réalité justes. Quelques siècles plus tard, la photographie a été inventée, la perspective y est forcément juste. Tout le monde, depuis, est exposé en permanence à des images dont la perspective est exacte. Les artistes n'ont plus besoin de construire leurs perspectives, ils peuvent se contenter d'imiter ce qu'ils ont toujours vu. Et les résultats peuvent être spectaculairement exacts : un cerveau entraîné est capable de faire « à vue de nez » des calculs géométriques très précis, l'existence de champions de billard artistique en est une preuve éclatante.

Revenons à la fiction narrative et au fonctionnement du monde. De même que les gens, tout le monde à peu près, ont forgé une image de ce qu'est une perspective juste, ils ont forgé une compréhension de comment le monde fonctionne. Pour les auteurs de fiction, elle va servir de guide pour construire leurs histoires. Une histoire paraîtra réussie, à son auteur dans un premier temps, puis aux éditeurs, et enfin au public, quand ce qu'elle raconte se conforme à la manière dont le monde réel marche. J'irais même jusqu'à dire que savoir inventer une histoire qui marche, qui semble crédible malgré ses éléments de licence narrative, est un des principaux aspects du talent de l'auteur.

C'est vrai même quand l'histoire prend des libertés considérables avec la réalité, par exemple dans le genre appelé fantasy : il y a des magiciens et des dragons, certes, mais le comportement des gens autour de ces magiciens et de ces dragons est le même que dans la réalité. Pour l'équilibre des forces entre les nations, un dragon ou une bombe atomique, c'est à peu près pareil. La différence, c'est que le dragon fait plus rêver, parvient mieux à capturer l'attention du lecteur.

Si une œuvre raconte des événements qui se produisent juste pour faire avancer l'histoire vers la conclusion voulue par l'auteur, si les personnages se comportent uniquement pour faire progresser ces événements, alors l'histoire laisse une impression fade, maladroite. Si au contraire les événements arrivent parce qu'ils doivent arriver dans ces circonstances, si les personnages se comportent conformément à une psychologie, à des mécanismes mentaux qui nous sont familiers, alors on aura réellement l'impression d'assister à quelque chose de vrai, sinon réel. C'est dans ces circonstances que l'empathie peut se manifester. Et c'est comme ça qu'il est possible d'apprendre d'un monde fictif des choses vraies sur le monde réel.

Ce qui est remarquable dans ce mécanisme, c'est qu'une œuvre peut enseigner mêmes des choses que son auteur n'a pas explicitement comprises. Il n'est pas nécessaire d'être capable de résoudre les équations de Newton pour attraper un ballon, il suffit d'être assez familier avec la forme de la trajectoire pour la prédire. De même, un auteur peut raconter des phénomènes individuels ou collectifs sans être informé du détail des mécanismes psychologiques ou sociologiques qui leur donnent naissance. Parfois, un lecteur qui, lui, est familier avec ces mécanismes, les verra agir dans l'œuvre, et louera la clairvoyance de l'auteur. Parfois, le lecteur peut en arriver à comprendre ces mécanismes lui-même en les voyant mis en scène.

Le gros avantage de la fiction sur la réalité, de ce point de vue, c'est justement la mise en scène. Quand des événements se produisent dans la réalité, il est très difficile de connaître les circonstances exactes, et à fortiori les pensées et les motivations des acteurs. Au contraire, dans la fiction, l'auteur va en général raconter exactement ce qu'il faut pour comprendre ce qui se passe, et ce qui est raconté, sauf exceptions (narrateur non fiable), fait autorité. Du point de vue de la présentation des événements pour leur analyse, la différence entre la fiction et la réalité est similaire à la différence entre un exercice scolaire et un problème de recherche, ou à la différence entre un mur d'escalade et une falaise.

Ainsi, la fiction met sous les yeux du public des événements intéressants et, grâce à la compréhension explicite ou intuitive du monde par l'auteur, conformes à la réalité, ce qui lui permet de se forger à son tour une compréhension du monde. Ça permet de découvrir des aspects de la vie dont il serait impossible ou dangereux de faire l'expérience par soi-même.

Il y a cependant un aspect dans lequel la fiction est presque toujours irréaliste et qui conduit à des effets pervers de ce mécanisme d'apprentissage. La fiction, contrairement à la réalité, est construite : l'auteur sait quelle histoire il veut raconter, il s'arrange pour que les circonstances lui permettent d'arriver et il mentionne exactement ce qui va servir, ou pas loin. Au contraire, la réalité arrive par hasard, par coïncidences. Les circonstances de l'histoire ne sont remarquables qu'à posteriori, parce qu'on sait ce qu'elles ont permis de se produire.

C'est une forme de principe anthropique : l'histoire est ce qu'elle est, donc les péripéties qui lui ont permis d'arriver semblent nécessaires, mais si elle était autre, ce sont des péripéties différentes qui sembleraient nécessaires. Il est facile de s'émerveiller de la chance qui permis d'éviter telle ou telle catastrophe si on néglige de compter toutes les catastrophes qui ont été endurées plutôt qu'évitées. Si les univers parallèles existent, il y en a où les historiens soulignent à quel point le parti nazi est passé près d'arriver au pouvoir et d'autres où des dinosaures astronomes observent cette comète qui aurait pu rendre la Terre inhabitable pour leur espèce.

Le caractère construit des histoires de fiction nous entraîne à être attentifs à la préfiguration (foreshadowing) et à chercher à reconnaître les fusils de Tchekhov, et si nous n'y prêtons pas attention nous risquons d'appliquer ces habitudes à la réalité, ce qui pourrait conduire à croire à une forme de finalité de l'histoire.

Mais si on fait attention à cet écueil, la fiction joue un rôle central et indispensable dans la tâche de nous forger, individuellement et collectivement, une compréhension du monde qui nous entoure, même quand son but affiché n'est pas plus ambitieux que simplement divertir. Tout repose sur le talent des auteurs, et les auteurs talentueux ne manquent pas.

Publié le 12 juillet 2018