Défense de la république française
Le titre de cet article fait écho au titre provocateur de l'article « Défense de la royauté anglaise » où j'argue qu'on peut considérer que la Couronne d'Angleterre est une sorte d'idée vivante qui existe répartie dans les esprits des souverains, des gouvernants et des sujets.
Quand vient l'heure des élections, personne n'est jamais d'accord. Faut-il augmenter les impôts ou les diminuer ? Faut-il augmenter la durée des allocations chômage ou interdire de refuser un poste ? Faut-il sortir du nucléaire ou fermer les centrales à charbon ? Les débats vont bon train, mais ils sont tellement confus que la décision se prend plus sur les personnalités que sur les opinions.
Pourtant, la clef pour débloquer la situation existe, et ceux qui la détiennent sont… les grammairiens. En effet, ils nous feraient remarquer que le verbe « falloir » ne marche pas sans complément circonstanciel de but. Faut-il faire cuire les pâtes cinq ou quinze minutes ? Ça dépend de si c'est pour faire des pâtes à la dent ou fondantes. Faut-il charger son téléphone tout le temps ou seulement quand la batterie est faible ? Ça dépend de si on veut pouvoir partir à l'improviste ou faire durer l'autonomie de la batterie. La fin conditionne les moyens.
La raison pour laquelle les réponses aux questions politiques sont si différentes, c'est que les citoyens ont tous une idée subtilement ou radicalement différente de ce que serait une société idéale. En fait, la plupart n'ont jamais réfléchi à la question : ils ont certainement des avis sur des aspects de la société idéale mais pas une vue d'ensemble, donc pas d'idée sur comment ces aspects s'agencent entre eux ni de certitude qu'ils soient cohérents.
Pour faire avancer les débats politiques, il faudrait commencer par débattre de cette société idéale. Ce n'est qu'ensuite qu'on peut réfléchir aux moyens précis pour s'en approcher.
D'autre part, on dit souvent que le pouvoir corrompt. Frank Herbert fait corriger cet adage par Darwi Odrade : le pouvoir attire les gens corruptibles. Deux autres éléments à charge : le pouvoir expose à la tentation de la corruption (combien de fois a-t-on vu un boulanger se faire approcher avec une valise de billets ?), et les rouages du pouvoir sélectionnent les gens corruptibles (se hisse au sommet de la hiérarchie celui qui sait planter un couteau dans le dos de ses alliés au moment propice).
Dans ces conditions, comment mettre à la tête de l'état une volonté incorruptible, dévouée au bien public ?
Et si, au lieu de s'élire un proisident pour régner pendant cinq ou dix ans, les Français essayaient de mettre à la tête de leur état une idée vivante ? Bien sûr, il faut qu'elle soit élue et contrôlée au suffrage universel, rien d'autre ne conviendrait à la République française.
J'aimerais donc formuler quelques propositions loufoques pour une éventuelle sixième république dont certains candidats parlent volontiers. Je ne pense pas qu'elles seraient suffisante pour faire apparaître une idée vivante à proprement parler, parce qu'il faut aussi un certain étant d'esprit. Mais elles iraient peut-être dans le bon sens quant à l'assainissement du débat politique.
La principale idée serait que l'élection principale, celle qui a le plus d'enjeu sur l'avenir du pays, celle pour laquelle les gens sont censés montrer le plus de passion, ne porte pas sur une personne mais sur un texte. Appelons-le le « Mandat » (faute de terme plus élégant).
Le Mandat contiendrait un prologue qui décrirait les principes philosophiques qui ont gouverné sa rédaction, puis une introduction qui expliquerait pourquoi ce qu'il décrit est souhaitable, et enfin et surtout une description détaillée de la société à laquelle les Français, collectivement, aspirent.
La première élection demanderait de choisir le Mandat dans son ensemble, les suivantes permettraient de le modifier, de clarifier telle ou telle partie, de raffiner les choses, sachant que l'option « ne rien changer » est toujours pertinente.
Ce qui est important, c'est que le Mandat doit avoir valeur légale, il doit être au dessus des lois, juste en dessous de la constitution dans la hiérarchie des normes. Ça veut dire que, de même qu'une loi dont la lettre n'est pas conforme à la constitution est censurée, une loi dont l'esprit ne serait pas conforme au Mandat devrait être censurée. Par exemple, si les Français ont collectivement décidé que la santé devait être gratuite pour tous, une loi qui aurait pour conséquence de la rendre payante serait nulle et non avenue.
Il faut certainement une institution chargée de constater ces manquements, l'équivalent pour le Mandat du Conseil constitutionnel. Je pense que les membres de cette institution doivent être élus au suffrage universel, mais plutôt pas en même temps que le Mandat lui-même est modifié. De plus, je pense qu'ils ne doivent pas avoir d'autre pouvoir que celui-là : censurer les lois et les décrets qui ne vont pas dans la direction imposée par le Mandat et émettre des avis purement consultatifs.
Apparemment, les relations internationales demandent un « chef de l'État » qui puisse se promener dans les jardins du G7 avec le président allemand et prendre le thé avec la reine d'Angleterre ; à l'interne, il est nécessaire également pour faire un discours le 14 juillet et accrocher des décorations sur la poitrine des personnalités méritantes. Je propose qu'on appelle le chef de l'État la Marianne, avec le vague espoir que le nom féminin décourage les politiciens qui prennent le fait d'occuper un poste prestigieux pour un signe de virilité. Son pouvoir politique doit être extrêmement limité, quasi-nul.
Les institutions ont probablement besoin aussi de quelqu'un qui puisse prendre des décisions dans l'urgence en réaction à une crise sévère. Mais c'est un poste dangereux, avec beaucoup de pouvoir personnel et peu de contre-pouvoirs. Pour le mitiger, je pense que plusieurs conditions sont souhaitables. D'abord, que la personne qui le détient n'en détienne pas d'autre. Ensuite, que son application soit sévèrement limitée dans le temps et que ses conséquences expirent si elles ne sont pas confirmées au suffrage universel. Et enfin, que la ou les personnes qui reçoivent se pouvoir doivent s'écarter durablement ou définitivement des affaires ensuite. Je reconnais que ce que je décris là est inspiré par une vision très romantique de la dictature de Sylla. Mais je pense que le principe est à retenir : l'aura de « sauveur de la République » est trop intense pour permettre un débat public sain, et les qualités nécessaires en temps de crises ne sont de toutes façons pas les mêmes que celles qui font un bon gouvernant en temps normal.
Quand j'étais jeune, j'ai été surpris de voir, en tout petit sur les billets en francs, que le faux-monnayage était puni de la prison à perpétuité, jusqu'à ce qu'on m'explique que la fausse monnaie, même en toute petite quantité, mettait en danger la confiance dans la monnaie elle-même et donc l'équilibre de l'économie du pays. Si elle agit comme un poison pour la société, il est normal que la punition soit similaire à celle pour l'empoisonnement d'un individu.
Or la corruption des élus est un poison pour la société au moins aussi grave que la fausse monnaie, probablement pire. Il serait donc souhaitable que les peines prévues soient largement plus lourdes qu'actuellement, jusqu'aux peines les plus sévères prévues par le système pénal.
D'autre part, le fait de trahir ses promesses électorales est également une faute qui devrait être punie. Ce n'est pas à la justice de se prononcer sur cet aspect, et la punition doit être politique, pas personnelle. On pourrait envisager qu'il existe une procédure pour que les électeurs révoquent durablement un politicien qui ne tient pas ses promesses ou agit à l'opposé de sa politique annoncée.
On peut observer une tendance dans ce que je propose : limiter le caractère personnel du pouvoir, donner la primauté aux idées. D'autres petites mesures peuvent contribuer à cette entreprise, certaines flottent déjà dans le débat public, et je suis à priori favorable sur le principe. Parmi les plus répandues, on trouve en particulier l'idée de donner une partie du pouvoir à de simples citoyens désignés au hasard, sur le modèle des jurys d'assises. Une autre est de limiter la durée de la participation à la vie publique, par exemple à vingt ans au total et dix ans consécutifs. Encore une autre, bien plus difficile à définir et mettre en place : empêcher l'accroissement du patrimoine pendant la tenue d'un office, voire confisquer un patrimoine excessif.
Certaines des choses que je propose souffrent du défaut d'être sensibles au vote stratégique. Par là, j'entends le fait de voter non pas pour l'option qu'on préfère effectivement parmi les choix proposés en eux-mêmes mais pour celle qui amènerait les conséquences voulues. Par exemple, en 1969, à la question « voulez-vous virer le sénat », les Français ont majoritairement répondu « non, nous préférons virer De Gaulle », alors que cette option n'était pas proposée officiellement. Résultat, le sénat est toujours là. C'est du vote stratégique. En 2002, un partisan de Chirac qui avait lu les sondages avait plutôt intérêt à voter Le Pen au premier tour pour éliminer Jospin, c'est encore du vote stratégique. Dans ce que je propose, le vote stratégique pourrait se manifester par le fait de révoquer un politicien dont on n'aime pas la politique alors que la question est de savoir s'il applique le programme pour lequel il a été élu, par exemple.
Le problème du vote stratégique peut être mitigé en choisissant des règles institutionnelles et des modes de scrutins qui en limitent les effets, mais c'est avant tout une question de mentalité. Ça relève des mêmes mécanismes que ceux résumés par la sentence, incorrectement attribuée à Voltaire, « Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous ayez le droit de le dire ». Il s'agit de se rendre compte que, sur le long terme, la société se porte mieux si le débat public est honnête, et qu'un progrès social ne doit pas être obtenu par des moyens déloyaux comme la censure ou le vote stratégique. La fin ne justifie pas les moyens car des moyens toxiques contaminent leurs conséquences.
Tout ce que j'ai écrit là ne sont que des idées en l'air. Pour en faire une véritable proposition pour les institutions, il faudrait une quantité considérable de travail de la part de spécialistes du droit constitutionnel, et il y a fort à parier que certaines des choses que j'évoque auraient des effets pervers évidents auxquels je n'ai juste pas pensé. Mais dans l'ensemble, je pense que considérer ces idées et s'en inspirer le moment venu pourrait améliorer l'état de la vie politique française.
En attendant, j'invite toutes les personnalités politiques à relever le défi : à publier une description détaillée de leur société idéale, en s'assurant qu'elle soit crédible, et à nous expliquer comment leur programme vise à la réaliser.
Publié le 1er avril 2018