Spéculations sur l'effet placebo et plus

Les chiens savent-ils contrôler leur respiration ?

Quel rapport ? Je vais y venir.

Je vais aujourd'hui formuler quelques spéculations au sujet de l'effet placebo, et partant du fonctionnement des systèmes immunitaires et nerveux. Mais avant, je vais essayer d'expliquer pourquoi, à mon avis, mes idées, les idées de quelqu'un qui n'a qu'une connaissance très superficielle de ces systèmes biologiques, peuvent être néanmoins intéressantes.

Une analogie. Un microprocesseur est un appareil électronique. Imaginons donc un électronicien qui tente de comprendre un microprocesseur en train d'exécuter un algorithme. Il observe, au ralenti, des transistors qui s'échangent des tensions électriques, alternent fréquemment de passant à bloqué. Et il n'y comprend rien. Parce que pour voir ce qui se passe, il lui faudrait d'abord dégager l'idée des portes logiques, puis, à partir de ce niveau d'abstraction, observer l'organisation en unités de décodage des instructions, de calcul, d'adressage mémoire, etc., pour enfin avoir l'algorithme sous une forme qui ressemble à de l'assembleur. Et déchiffrer un programme en assembleur, sans même l'aide de labels explicites, est une gageure. Avec l'informatique moderne, la complexité est encore plus grande : si le processeur est un CISC, il faudra comprendre le microcode ; si l'algorithme est écrit dans un langage de haut niveau à machine virtuelle, il faudra analyser ces couches également.

Comprendre le fonctionnement d'un processeur n'est pas le boulot d'un électronicien.

Le corps humain est une machine biologique. Elle est formée de plusieurs composants, organes et autres, qui ont une fonction à peu près bien définie. Cependant, si on regarde dans les détails, on voit que la plupart des mécanismes, à un moment ou à un autre, vont titiller un nerf. Or, si je ne me trompe, le système nerveux est connexe, peut-être même fortement connexe ou presque. Ce qui veut dire que quand un mécanisme fait intervenir un neurone, il fait potentiellement intervenir tous les neurones. Analyser en détail le comportement d'une fonction de l'organisme va demander d'analyser une grande partie du fonctionnement du système nerveux.

On commence à savoir assez bien comment fonctionnent les neurones. Et encore, des découvertes récentes, pas encore confirmées solidement, semblent remettre ces idées en cause : la propagation de l'influx nerveux ne serait pas juste un signal électro-chimique se propageant le long des axones grâce aux canaux ioniques de la myéline, elle pourrait faire intervenir une transition de phase de la myéline vers un état de type cristal liquide, ou peut-être une propagation sans contact physique par le biais de champs électromagnétiques induits. Encore beaucoup de mystères.

Mais ces découvertes en biologie n'éclairent que très peu sur l'aspect collectif du fonctionnement des neurones. Les neurones sont les transistors, le cerveau est le processeur. Comprendre le fonctionnement du système nerveux ne demandera pas des connaissances seulement en biologie, il faudra s'aider d'idées issues de domaines très variés, par exemple l'architecture logicielle distribuée et embarquée.

Il se trouve que c'est un domaine où j'ai quelques connaissances.

Ça ne veut pas dire que ce que je vais écrire là est une théorie sérieuse. Mes connaissances en biologie ne sont pas assez pointues. Il faut lire la suite comme de la science fiction, une forme de science fiction dénuée d'histoire. Un jour, quelqu'un aura les idées qui permettront de progresser dans la compréhension de l'effet placebo. Elles seront inspirées par toutes les idées auxquelles cette personne aura été exposée, et dans le lot il y en aura peut-être une que je vais développer ici, tout comme mes propres idées sont inspirées par celles auxquelles j'ai été exposé ; par exemple, il est clair que la nouvelle Understand de Ted Chiang a joué un rôle ici. Je n'ai pas le niveau pour être Hercule Poirot, mais je peux essayer d'être Hastings et donner par une remarque naïve l'étincelle qui amène la vérité.

Avant d'enchaîner sur mes idées loufoques sur les liens entre système immunitaire et système nerveux central, je doit évoquer quelques observations que j'ai faites sur le fonctionnement de ma propre conscience.

J'ai l'impression qu'il y a une zone particulièrement centrale de la conscience, celle où les idées sont exprimées sous forme de mots, énoncés par une plus-ou-moins-voix que je plus-ou-moins-entends dans ma tête. Ma voix intérieure. Mais à la périphérie du disque de lumière qu'elle projette, il existe des idées presque vocalisées, pas tout à fait, mais assez pour avoir un effet, des idées que je perçois vaguement au coin de ma pensée comme je peux percevoir un mouvement à la périphérie de mon champ de vision. Par exemple, je peux me retrouver au dessus des toilettes sans avoir exprimé en mots « je ressens une pression dans la vessie, je vais me lever, marcher jusqu'aux toilettes, ouvrir mes vêtements et la vider » ; tout s'est passé de manière automatique. Mais si j'y avais prêté attention, les mots se seraient assemblés.

De même, je peux marcher dans la rue, et en même temps sortir un mouchoir de ma poche et m'en servir, sans cesser de réfléchir à l'intrigue du roman que je lisais plus tôt. Je peux aussi me concentrer sur ma démarche, me forcer à poser les pieds d'une certaine manière ; mais si je le fais, il y a des chances que je ne sois plus capable de me moucher en même temps. On dirait que la partie centrale de la conscience est monotâche, ou au moins peu multitâche. C'est aussi illustré par l'exercice étonnamment difficile de se frotter le ventre en rond d'une main tout en se tapotant la tête de l'autre.

Il y a donc moyen d'apporter son attention à certaines fonctions de l'organisme ou, au choix, de les laisser se produire de manière automatique.

J'imagine que le système doit fonctionner plus ou moins comme ça à tous les niveaux. En tout cas, si je devais concevoir un système distribué artificiel, ce serait suivant ce principe que je l'organiserais. Chaque groupe de neurones reçoit de l'information sur ses entrées, formule une réponse immédiate qu'il envoie sur ses sorties vers le bas et formule une synthèse de la situation qu'il envoie sur ses sorties connectées au niveau supérieur. Le niveau supérieur peut considérer la réponse immédiate adéquate, en formuler une autre, ou escalader encore. Parfois, le traitement remonte jusqu'aux parties les plus centrales, la conscience.

Évidemment, comme il s'agit d'un système développé par le hasard de l'évolution et pas d'un système soigneusement conçu par des ingénieurs, il n'est pas organisé en couches au rôle bien précis. Il a été optimisé globalement et chaque élément peut remplir plusieurs rôles et s'emboîte de manière complexe avec les éléments qui lui sont voisins. Mais on doit néanmoins pouvoir discerner une organisation logique, et le bon sens semble indiquer une organisation hiérarchique telle que je l'ai évoquée.

J'en arrive à l'effet placebo lui-même.

De nos jours, on peut entendre des adultes discuter un peu en ces termes : « Ce médicament, je sais bien qu'il n'est pas vraiment efficace sur mon rhume, je le prends juste pour l'effet placebo. » Et ça marche !

L'effet placebo est entré dans les connaissances de la médecine dans le courant des années 1950. En seulement trois générations, il est devenu une notion que tous les adultes un minimum cultivés connaissent et que certains invoquent exprès, ce qui est essentiellement contradictoire avec son principe.

En seulement trois générations, l'effet placebo a évolué.

Je pense, je prédis, que cette évolution va se poursuivre : dans quelques générations, il suffira d'« y croire » pour déclencher l'effet placebo.

Mais qu'est-ce que ça veut dire, « y croire » ? Ma conjecture est qu'il s'agit simplement d'accorder de l'attention à l'idée de sa guérison, c'est à dire se placer dans un état d'esprit qui ouvre au système immunitaire élargi l'accès à la puissance des zones les plus denses, les plus complexes du cerveau.

Le système immunitaire procède à une réponse immédiate via des mécanismes chimiques et cellulaires locaux. Mais en même temps, il signale l'alerte au système nerveux local. Celui-ci, conformément à ma conjecture sur son fonctionnement distribué et hiérarchique, peut générer une réponse immédiate, plus subtile que celle permise par les mécanismes chimiques, et il peut également escalader l'alarme aux niveaux supérieurs, qui pourront élaborer une réponse encore plus subtile en prenant plus de symptômes en compte.

Se sentir malade, c'est un signal du système immunitaire : je subis une attaque compliquée, j'ai besoin d'un peu de temps sur le supercalculateur pour préparer ma stratégie. Déclencher l'effet placebo, c'est faire le nécessaire pour accéder à cette demande. La réponse immunitaire est alors plus efficace, et les signaux qui ont été pris en compte peuvent maintenant être passés en tâche de fond.

Mais ce n'est pas tout, peut-être. Il faut se rappeler que ce que j'ai appelé le supercalculateur est plus ou moins le siège de la conscience, ou bien il en est proche. Donc si on s'habitue à laisser le système immunitaire l'utiliser quand nécessaire, il se peut qu'on commence à discerner, du coin de la conscience, ce qu'il y fait. Il est possible qu'on prenne progressivement conscience de la réponse immunitaire.

Et l'étape qui suit prendre conscience, c'est prendre contrôle. Je demandais de manière incongrue au début de cet article si les chiens peuvent contrôler leur respiration. Il est clair que les humains le peuvent. Pas parfaitement, mais ils peuvent en conditions normales décider de respirer plus ou moins vite, plus ou moins profondément, voire faire de l'apnée juste pour le plaisir.

Un être humain actuel peut observer : Tiens, je halète. Pourquoi ? Est-ce utile ? Non. Alors je me calme. Peut-être que nos successeurs pourront observer : Tiens, j'ai de la fièvre. Quels sont mes symptômes ? La fièvre aide-t-elle ? Non, pas pour cette maladie. Alors je me calme.

Cependant, pour pouvoir espérer une telle évolution, je dois évoquer un dernier point de mes spéculations. La médecine moderne a, chez l'être humain, neutralisé une grande partie de la sélection naturelle, donc de l'évolution génétique. En parallèle, les animaux sociaux ont inventé une nouvelle forme de transmission des caractères : la transmission culturelle, qui donne lieu à l'évolution mémétique, beaucoup plus rapide et qui, on le notera, réalise le vieux rêve de Larmarck de la transmission des caractères acquis. Si l'effet placebo a pu évoluer aussi vite, c'est parce que son évolution a été mémétique, pas génétique.

Il faut quelque chose pour transmettre les structures fondamentales du cerveau, celles qui régulent le rythme cardiaque, contrôlent certaines hormones, organisent le sommeil, provoquent l'excitation sexuelle, et peut-être élaborent la réponse immunitaire. Mon intuition d'informaticien est que le vocabulaire des gènes qui codent pour des séquences d'acides aminés est trop rudimentaire pour exprimer des structures cérébrales. Mais en même temps, ces fonctions sont, au moins pour certaines, trop fondamentales, trop vitales, pour être acquises par transmission culturelle, par imitation. Du coup, comment ? J'ai l'impression que la réponse à cette question passe par la découverte d'un mécanisme encore largement inconnu. Peut-être est-ce ce mécanisme qu'on commence à entrevoir sous la forme des phénomènes dits épigénétiques ; peut-être est-il totalement différent. J'espère que le début de la réponse sera connu de mon vivant.

Tout ceci n'est que spéculation, je n'en ai pas fait mystère. Il ne me reste qu'à suivre l'actualité de la recherche pour découvrir au fur et à mesure ce qu'on apprendra réellement sur ces sujets. Je n'ai guère de doutes que ce sera encore plus fascinant que ce que j'ai évoqué.

Publié le 23 février 2019