Si j'étais candidat : 2. Une société française qui fonctionne

Cet article fait partie d'une série où j'imagine être candidat à l'élection présidentielle française, et où je demande aux lecteurs de jouer le jeu. Pour des précisions sur la démarche et mes raisons, se reporter à l'article introductif de la série.

J'ai décrit dans mon discours précédent les grands principes qui guident ma démarche politique. Avant de décrire des mesures pratiques, il me reste à expliquer ma vision pour une société française qui marche. Pas une utopie, une société possible, accessible à partir de la France actuelle, mais qui respecte les principes énoncés.

Pour commencer, je vais annoncer clairement : je ne cherche pas à en finir avec le capitalisme. Qu'on l'aime ou non, notre société est capitaliste. Elle est mercantile depuis l'antiquité, le capitalisme est l'évolution spontanée du mercantilisme. Un système économique ne consiste pas seulement en des lois sur la propriété et les relations de travail, il est composé également d'une mentalité, d'habitudes, de réflexes sociaux, etc. Des capitalistes immergés dans une société non capitaliste ne s'en sortiraient pas, ils feraient des bévues, abuseraient de choses qu'ils devraient laisser et ne sauraient pas profiter de ce qui est disponible ; la situation symétrique serait tout aussi catastrophique.

Les mentalités peuvent changer, mais ça prend du temps. Pour quelque chose de si profondément enraciné, il faudrait plusieurs générations, et il faudrait une volonté largement partagée. C'est une décision à prendre collectivement, je ne peux pas raisonnablement la mettre dans un programme.

Pendant ce temps, des gens souffrent des dysfonctionnement de notre société, on ne peut pas attendre pour améliorer leur situation. On ne peut pas non plus tout casser pour reconstruire sur les cendres de l'ancien monde, c'est aussi trop de souffrance. Il faut améliorer les choses aujourd'hui, ou au moins demain. C'est ce que je me propose de faire.

Cependant, j'ai de la sympathie pour tous les idéalistes qui souhaitent réinventer la société, et je ferai mon possible pour leur donner les moyens d'y œuvrer.

D'ici-là, nous sommes coincés avec une mentalité et donc un système capitaliste, il faut faire avec. Mais il faut se rappeler que le capitalisme n'est pas un but en soi, le capitalisme n'est pas parfait. Il fait de nombreuses erreurs, il conduit à de nombreuses impasses. Quand il fonctionne, c'est un mécanisme d'allocation de ressources très efficace pour créer du luxe, mais il y a de nombreux domaines où il est inadapté, et c'est ça qu'il faut réparer.

Le capitalisme est un outil puissant et dangereux, peut-être même puissant donc dangereux, et c'est comme ça qu'il faut l'utiliser. Il faut l'appliquer à bon escient, et bien affirmer la souveraineté du pouvoir politique : ce sont les citoyens, démocratiquement, qui fixent les règles auxquelles le capitalisme doit se conformer. Et je veux que les citoyens, que nous, disions au capitalisme : la misère n'existera pas ; ce n'est pas négociable, débrouille-toi avec ce qui reste.

La société va mal. C'est évident, mais c'est subtil à quantifier, il faut prendre les bons indicateurs. Les classes populaires et moyennes des pays riches ont vu leur niveau augmenter beaucoup moins vite que l'économie globale. Beaucoup moins vite que nous pouvions légitimement l'espérer. Beaucoup moins vite que nous pouvons légitimement l'exiger. Certains indicateurs montrent déjà un déclin ; par exemple l'espérance de vie des Américains diminue.

La société va mal, la société est malade. Elle est malade parce que ses énergies — argent, effort, etc. — circulent mal. Certaines parties sont engorgées alors que certaines parties sont exsangues. Mais nous sommes humains. Quand il fait froid, nous mettons une couverture ; quand il fait chaud, nous nous éventons ; quand ça va très mal, nous faisons appel à la médecine. Quand nos énergies circulent mal, nous utilisons notre intelligence pour y remédier.

Les énergies de la société circulent mal, il faut faire appel à l'intelligence pour les réguler. Il faut, si on me permet ce mélange des métaphores, invoquer un Léviathan de Maxwell.

Je fais par là référence d'une part au démon de Maxwell, créature microscopique imaginaire qui peut, par son intelligence, trier l'énergie et ainsi s'opposer au second principe de la thermodynamique, le principe de la dégradation universelle, et d'autre part au Léviathan de Hobbes, c'est à dire l'état, souvent utilisé par les idéologues modernes pour souligner son caractère énorme et incontrôlable.

Mais l'état est gros et bureaucratique parce que sa tâche est titanesque. Allez gérer la vie de cinquante millions de personnes sans ordinateurs, il vous faudra une bureaucratie. De nos jours, nous avons des ordinateurs, nous pourrions rendre l'état plus souple, plus agile. Cependant, la société est crispée à cause de son malaise, et ça bloque les évolutions.

Un peu d'information personnelle. J'ai la chance de pouvoir observer de près un service public qui fonctionne bien. Par une combinaison de chance et de bonne gestion locale, il a pu réunir une équipe soudée et motivée qui arrive à faire du bon travail malgré les restrictions de moyens. Et je peux constater à quel point ça fait du bien aux gens à qui s'adresse le service, et à toute la communauté aux alentours. Il tire les gens vers le haut. Je ne peux qu'imaginer ce que ce serait s'il y avait plus de moyens.

C'est donc tout simplement ça, ma solution : des services publics nombreux, denses et efficaces. C'est à la fois extrêmement banal et très original en ces temps de chacun pour soi et de privatisation débridée.

L'état, le Léviathan de Maxwell, n'est pas un monstre incontrôlable, il est ce que nous voulons qu'il soit, il est à notre service. Si la France est l'hôtel où nous demeurons, l'état en est le personnel. Les théoriciens de l'austérité ont fait de la France un hôtel miteux alors que nous aurions les moyens d'en faire un palace. Je propose d'en faire au moins un hôtel familial confortable.

Ce sera plus cher, il faudra monter les impôts, évidemment, mais collectivement nous en avons largement les moyens. Et individuellement, il faut faire porter le prix principalement sur ceux qui en ont le plus les moyens. Et alors quel confort ! Les riches lésinent rarement sur ce qui fait la qualité de leur cadre de vie. Pourquoi ne faisons-nous pas comme eux ? Parce qu'ils nous ont convaincus du contraire, parce que c'est dans leur intérêt : ils utilisent la menace de la misère et la promesse de la prospérité pour forcer le plus grand nombre à travailler pour le bien d'une minorité. Il est temps de travailler pour le bien de tous.

La France a d'excellentes protections sociales, mais elles sont conçues implicitement dans l'optique de forcer les gens au travail. On ne peut en bénéficier correctement que si on a un emploi, ou si on prouve qu'on en cherche activement un. Sinon, le robinet des aides est réduit à un mince filet. Tout est fait pour que tout le monde soit au service de l'industrie, donc au service de ceux qui possèdent l'industrie.

Mais nous n'avons pas besoin de plus d'industrie, nous avons besoin de plus de bien-être, de tranquillité d'esprit, de ne pas avoir besoin de nous demander si nous pourrons payer les prochaines factures, de temps pour les loisirs. Il y a de quoi subvenir aux besoins de tous, largement, mais nous en gaspillons énormément parce que ceux qui en auraient besoin ne reçoivent pas les moyens, afin de maintenir tout le monde en ligne.

Il est temps de construire des services publics et une protection sociale dont le but soit le bien-être de la population plus que son contrôle. Il est temps de construire des services publics bienveillants.

Je propose donc des services publics dont le premier rôle soit de s'assurer que personne ne soit dans la misère, en fournissant directement et sans contrepartie les moyens de ne pas y être. Parce que la société ne doit laisser personne sur le carreau.

Vous voulez travailler mais vous n'y arrivez pas ? L'état s'assurera que vous ayez quand même à manger, un toit, des soins si nécessaires, tout ce qu'il faut pour vivre dignement.

Vous ne voulez pas travailler à une activité rentable, vous préférez passer votre temps à écrire un roman et animer un atelier lecture à la bibliothèque du coin ? Bravo. L'état vous donnera aussi de quoi vivre dignement.

Vous préférez rester chez vous devant des jeux vidéos ? Pareil. La collectivité n'a pas à porter de jugement de valeur quand il s'agit de donner une vie digne. Tout le monde a le droit à une vie digne. En revanche, pour vous payer votre PC de gamer, il faudra vous débrouiller. Peut-être bosser quelques mois.

Si la société, par le biais de l'état et des services publics, garantit à tout le monde une vie digne, garantit que personne ne se retrouve dans la misère, alors les relations sociales, les relations professionnelles, sont beaucoup plus équilibrées, et ça leur permet de se détendre. La protection de tous contre la misère restaure la force du droit de grève et permet ainsi les actions, collectives ou individuelles, pour exiger des conditions de travail décentes.

La protection de tous contre la misère atténue le caractère menaçant de l'évolution de la société. Si des progrès technologiques, des changements de mœurs ou de nouvelles régulations environnementales font péricliter un domaine de l'industrie, les gens qui en tiraient leur subsistance n'ont plus à le craindre. Nous sommes donc libres d'embrasser le progrès technique et d'investir dans la protection de l'environnement.

La protection de tous contre la misère permet aux gens de ne pas passer tout leur temps à gagner leur subsistance, et donc de s'impliquer davantage dans la vie de la société. Elle donne l'occasion de renforcer le tissu social, ce qui réduit la criminalité.

La protection de tous contre la misère n'empêche pas l'industrie. Les gens ne veulent pas seulement une vie décente, ils veulent du confort, des loisirs. Ils veulent, en un mot, du luxe. Les gens travailleront aux tâches nécessaires parce qu'ils le voudront pour se payer du luxe, pas parce qu'ils le doivent pour se payer leur subsistance.

Saint-Exupéry, en parlant du potentiel gaspillé d'un enfant réfugié, disait « c'est Mozart qu'on assassine ». En voyant les foules faire la queue à Pôle emploi, difficile de ne pas penser qu'il y a dedans le prochain Mozart, la prochaine Joan Rowling, la prochaine Marie Curie, qu'on prive de l'occasion de développer son art.

Les protections sociales actuelles sont truffées de restrictions, de conditions, pour s'assurer que seuls ceux qui les méritent les reçoivent, mais cette idée de mérite va à l'encontre de trois des grands principes directeurs : ne laisser personne sur le carreau, permettre à tous de s'épanouir, faire confiance aux gens. Le résultat est que de nombreuses personnes qui en ont besoin n'y ont pas accès, simplement parce que leur misère ne rentre pas dans les cases des formulaires.

La protection sociale ne se mérite pas, c'est un droit. Il faut supprimer toutes les conditions qui restreignent l'accès aux prétendus méritants pour que tous ceux qui en ont besoin y aient accès.

Avec une telle démarche, certains s'inquiètent que ceux qui n'en ont pas besoin vont essayer de profiter de la protection sociale. Mais ce n'est pas grave. J'ai déjà dit qu'il allait falloir augmenter les impôts. Que les riches utilisent les services publics, ils y on droit aussi. On augmentera leurs impôts d'autant plus, c'est tout.

Voilà donc le modèle de société vers lequel j'aimerais faire évoluer la France : un état qui a les moyens de fournir des services publics de qualité à toute la population, à commencer par une protection sociale bienveillante qui garantit que personne ne reste dans la misère, et qui fournit ainsi au secteur privé des conditions saines pour produire tout ce qui est nécessaire au bien-être au delà de l'absence de misère, mais qui permet également aux gens de choisir d'autres modes de vie, de se consacrer à l'art, au bénévolat où à inventer une autre forme d'économie s'ils le souhaitent, sans être pris à la gorge par le besoin de manger et de se loger.

Ça paraît trop beau pour être vrai ? Pourtant ça ne l'est pas : nous avons assez, matériellement, c'est tout ce qui compte. Mais ceux qui sont au sommet de la pyramide, ceux qui profitent d'une société très inégalitaire, ont fait beaucoup d'efforts pour nous convaincre c'était la seule solution viable. Il ne faut pas les croire.

L'état doit être au service du bien-être de chacun. Faisons-en sorte que ce soit le cas, rendons-lui les moyens dont il a besoin, et la France sera un pays confortable pour tout le monde.

Publié le 20 octobre 2019