Si j'avais été élevé chrétien

J'essaie de m'imaginer ce que j'aurais ressenti si j'avais été élevé, depuis la naissance, dans une famille chrétienne pratiquante. Je ne parle pas d'une famille traditionaliste, réactionnaire, avec une interprétation littérale des écritures, je parle d'une famille chrétienne, quelle que soit la variante, normale voire progressiste à sa manière, chaleureuse et aimante. Mais croyante et qui n'en fait pas secret. Qu'est-ce que ça aurait donné sur mon développement ?

Ils auraient commencé à m'expliquer les choses de la religion très tôt, et de toutes façons j'aurais demandé avec insistance des explications sur leurs comportements étranges. Donc ils m'auraient raconté que Dieu me protège, que son amour pour moi comme pour toute chose vivante est infini et qu'il faut lui rendre la pareille. Mais ça c'est le culte de l'Être suprême, pas le christianisme. Ils m'auraient aussi raconté ou lu des histoires de la bible. Surtout des histoires positives, en choisissant les passages, probablement tirés de la vie de Jésus, qui parlent de défendre les faibles et de faire le bien.

Cependant, il y a dans l'ancien testament quelques incontournables : Adam et Ève, Noé et son arche, peut-être Abraham et son fils. Et puis assez rapidement, ils auraient dû m'expliquer le diable, le paradis et l'enfer : dans nos cultures, on ne peut pas vraiment ne pas en entendre parler, j'aurais exigé des éclaircissements.

Tout ceci se serait déroulé à un très jeune âge. Et pendant des moments privilégiés avec mes parents, les mêmes moments où ils m'auraient lu des contes et des histoires, mais en plus solennel. Des moments de tendresse et de chaleur familiale.

Or un enfant de cet âge ne peut comprendre que les grandes lignes de toutes ces notions. Toutes les contorsions doctrinaires que les théologiens ont inventées au cours des siècles pour justifier qu'il n'y a peut-être personne en enfer, elles lui passeraient complètement au dessus de la tête. Mais il est capable de comprendre l'essentiel, la logique profonde de ces histoires il la voit très bien.

Et la logique profonde de ces histoires, c'est qu'on nous dit que Dieu nous voue un amour infini, mais que ce qu'on nous montre est légèrement différent. Dieu n'hésite pas à punir avec la plus grande violence ceux qui lui déplaisent, parfois la ville ou le pays entier d'un coup. Un enfant — au moins un enfant tel que je l'étais — exposé à ces histoires comprend très bien que Dieu est tout puissant et qu'il a créé le monde, donc que le monde est conforme à ses souhaits et exécute sa volonté. Y compris le diable et l'enfer. Il comprend que Dieu va passer sa vie à le tester, à tester sa foi et son obéissance absolues, et que s'il échoue à l'un quelconque de ces tests, c'est la torture éternelle qui l'attend.

Pour un enfant jeune, ce sont des histoires absolument terrifiantes. Beaucoup plus terrifiantes que le Petit chaperon rouge, même la version où le loup fait d'elle une cannibale en lui faisant manger Mère-grand. Et, ce qui augmente l'impact de la terreur, ce ne sont pas de simples histoires, c'est vrai. En tout cas, les parents semblent y croire, ils n'ont pas le même petit sourire en coin qu'ils ont quand ils parlent de la petite souris ou du Père Noël.

Qui plus est, tout ceci se passe en partie à des moments d'intimité, des moments où l'amour familial s'exprime. Pour un enfant très jeune, difficile de faire la différence entre l'amour de ses parents et l'amour de Dieu. Et si l'un, celui qu'il ne connaît pas vraiment, est conditionnel, alors l'autre, celui qu'il connaît et qui lui importe, doit l'être aussi.

Pour un enfant très jeune, cette perspective d'un amour conditionné à une dévotion absolue sous peine de torture éternelle est terrifiante.

Mais exprimer cette terreur, montrer qu'on a compris le mensonge, c'est évidemment la meilleure manière de déplaire à Dieu et à ses parents. Cette terreur est la première mise à l'épreuve. Il faut donc la garder pour soi. Mais Dieu lit dans les pensées. Question respect de la vie privée, Dieu est pire que Facebook et Google réunis. Donc il faut enfouir cette terreur tout au fond de son cœur, la refouler et la déguiser en amour et en croyance. Et ce n'est pas suffisant, car Dieu lit jusqu'au fond des cœurs, donc avec ce mensonge peut se tromper soi-même, mais pas le tromper lui.

Les histoires religieuses, présentées comme la réalité par les parents à un enfant assez éveillé pour comprendre leur sens mais pas encore doué d'assez de recul pour les filtrer ont le potentiel d'infliger un traumatisme profond. Les enfants sont solides, ils peuvent se remettre de traumatismes, mais on ne sait jamais à l'avance ceux qui vont laisser des traces durables, et ceux-là, sans cesse réactivés par le milieu familial et social, ont un potentiel particulièrement élevé. Un traumatisme profondément refoulé ainsi peut d'ailleurs expliquer beaucoup des comportements absurdes exhibés par certaines personnes religieuses.

C'est une des raisons pour lesquelles je suis de plus en plus persuadé qu'il faut s'abstenir d'exposer les enfants aux idées religieuses, dans leurs détails et présentées comme vraies, avant qu'ils aient le minimum de maturité nécessaire pour les digérer. Certains pays placent la majorité sexuelle aux alentours de quinze ans, ça semble un seuil raisonnable pour la religion également. Et les parents religieux devraient au fond être d'accord avec cette position, puisque suivant leur propre logique, parler à un enfant de religion trop tôt peut le damner.

Publié le 16 juin 2019