Ma religion

Je suis un phénomène émergent qui cherche à se comprendre.

Voilà le cœur de ma vision du monde. Mais il va falloir expliquer, à commencer par ce qu'est un phénomène émergent, pour ceux qui ne sont pas familiers avec la notion, mais aussi comment j'en déduis des conséquences morales.

Phénomènes émergents

Un phénomène émergent, c'est un phénomène qui découle de règles mais n'en est pas une conséquence évidente et s'exprime à un niveau différent. Tel quel, ce n'est pas très compréhensible, donc je vais prendre un exemple : le « jeu de la vie » de Conway.

Ce jeu, qui n'en est pas vraiment un, se joue sur un quadrillage dont on peut colorier ou gommer les cases, ou bien sur lequel on peut déposer des pions. On part d'une configuration au choix, et au signal, on colorie toutes les cases qui ont, parmi leurs huit voisines, exactement trois cases coloriées et on gomme toutes celles qui en ont moins de deux ou plus de trois. Et on recommence, jusqu'à ce qu'on en ait assez. Attention, tout se passe en même temps : une case qu'on vient de colorier ne comptera pour ses voisines qu'à partir du tour suivant.

Partons de la configuration suivante :

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Et tapons quatre fois dans les mains :

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On observe que la configuration de départ s'est déplacée d'une case vers la gauche et une case vers le bas.

Sauf que ce n'est pas vrai. Les cases n'ont pas bougé. La case à la troisième colonne et cinquième ligne est restée coloriée tout du long, les autres ont été successivement gommées ou coloriées, mais il n'y pas eu de mouvement. D'ailleurs, les règles ne parlent pas de déplacement.

En disposant ces glisseurs et d'autres motifs astucieusement au départ, on peut obtenir des comportements très variés : les glisseurs peuvent rebondir sur une surface ou se désintégrer mutuellement. En fait, avec un quadrillage assez grand, il est possible de concevoir une configuration qui se comporterait comme un ordinateur, avec les glisseurs qui jouent le rôle du courant électrique qui passe ou pas dans les circuits.

Tout ça à partir d'un quadrillage et de deux règles très simples : c'est ça, un phénomène émergent.

Il y a un phénomène émergent extrêmement remarquable et important pour nous : la vie. À partir des règles de la chimie, des molécules complexes se sont construites et ont progressivement acquis la capacité à se répliquer, à se déplacer, à coopérer les unes avec les autres jusqu'à constituer la biosphère que nous connaissons. Mais rien de tout ça ne peut se voir dans les règles de la chimie elles-mêmes, et un chimiste serait bien en peine de comprendre ce qui se passe. C'est le travail d'un biologiste, et en général il ne va pas jusqu'à regarder les mécanismes physiques dans les détails.

C'est loin d'être le seul exemple. En fait, d'un certain point de vue, toutes toutes les sciences sont l'étude d'une catégorie de phénomènes émergents.

Comprendre quoi ?

Ça, c'est la question facile : tout.

Pour pouvoir prétendre comprendre quelque chose parfaitement, il faut aussi comprendre parfaitement ses causes et ses conséquences.

Les causes du fonctionnement de mon esprit, ce sont les mécanismes biochimiques des neurones de mon cerveau. Eux-mêmes sont causés par les lois de la mécanique quantique, qui à leur tour s'expriment sous forme d'équations mathématiques compliquées. L'étude de l'agencement des phénomènes entre neurones relève de la cybernétique, et profite d'éclairages par l'informatique. Le fonctionnement de mon cerveau dépend également du bon fonctionnement du reste de mon organisme, dont la compréhension relève de la médecine, puis de la biologie, avant de revenir à la chimie et à la mécanique quantique.

Les conséquences du fonctionnement de mon esprit et de celui de mes semblables, ce sont les interactions entre les gens, donc la sociologie, l'histoire, la politique. De plus, les interactions entre individus sont des stimulus pour les individus eux-mêmes, donc sont des causes en plus d'être des conséquences.

Enfin, la démarche de compréhension elle-même n'existe pas séparément, elle est un des phénomènes du fonctionnement de mon esprit, donc sujette à analyse de par son propre mandat.

Le seul but final dans la quête de compréhension, la clôture des relations de causalité et d'interaction, c'est de comprendre tout l'univers sous tous ses aspects. C'est un but totalement inaccessible, mais c'est la direction dans laquelle il faut se diriger : se concentrer sur les disciplines dans lesquelles on a le plus de talent, mais se rappeler que « toute connaissance est bonne à prendre » et sans cesse élargir ses centres d'intérêt.

Qui, « je » ?

Cette question à l'air idiote est en fait très importante, car sa réponse porte la graine de mon code moral.

À priori, « je » suis le phénomène « conscience » qui émerge des interactions biochimiques entre les neurones du cerveau de [insérer mon nom ici]. C'est en tout cas comme ça que je le ressens, évidemment. Mais ce n'est pas si simple.

Si j'y prête une attention particulière, je peux percevoir dans mon propre esprit des entités partiellement autonomes qui s'occupent de tâches ou défendent des intérêts distincts, un peu sur le principe des threads noyau dans un système d'exploitation. La question n'a probablement pas de sens bien défini, mais on ne peut s'empêcher de se demander comment ces entités se perçoivent mutuellement et perçoivent la globalité de ma conscience.

De manière symétrique, la littérature de science fiction regorge d'histoires supposant une forme de conscience collective, soit à venir comme stage prochain de l'évolution, soit déjà en place sans que nous le percevions, soit sous d'autres formes plus originales encore. C'est de la fiction, bien sûr, mais le propre de la science fiction est d'extrapoler les connaissances actuelles dans des directions plausibles.

J'ai envie de citer ce bout de poème de Jean Cocteau pour illustrer ce que j'essaie de dire : « Ce corps qui nous contient ne connaît pas les nôtres. / Qui nous habite est habité. / Et ces corps les uns dans les autres / Sont le corps de l'éternité. »

Donc je n'exclue pas que « je »-conscience-émergeant-de-mes-neurones ne soit qu'une partie d'une conscience plus vaste qui cherche à se comprendre elle-même. Si c'est le cas, je considère que cette conscience plus vaste est aussi « je ».

Je ne l'exclue pas, mais je ne dis pas pour autant que je crois spécifiquement à une de ces théories. Cependant, sans aller jusque là, on peut constater que les sociétés humaines évoluent, et que cette évolution va globalement dans le sens d'individus plus éduqués et de progrès de la science. Même s'il ne s'agit pas d'une conscience à proprement parler, il s'agit bien d'un phénomène émergent, et j'en fais partie, et je peux l'appeler « je » même si je n'ai personnellement accès qu'à une infime partie.

Puisque mon but est de me comprendre et de comprendre l'univers, je dois logiquement accorder une valeur morale à ce qui m'aide dans ce but. De manière simpliste, je devrais respecter les gens à hauteur de leur capacité à m'expliquer des choses que j'ignore.

Mais je considère que le « je » dans la phrase précédente est le processus de connaissance dans son ensemble, donc j'accorde une valeur morale à tout ce qui peut y contribuer, directement ou indirectement, même si ça ne me bénéficie pas à moi personnellement.

D'autre part, ce processus est très complexe, et je connais l'apologue des membres et de l'estomac, donc je ne fais pas l'erreur d'accorder plus de valeur morale à un chercheur qu'à un agriculteur. La souffrance des individus limite l'énergie qu'ils peuvent consacrer aux tâches élevées. Elle a en outre tendance à se propager : un individu qui souffre risque de faire souffrir son entourage. Donc je préfère une société qui assure le bien-être de ses membres, dans le respect de leurs personnalités, car c'est le meilleur contexte pour le développement de la science et la compréhension de l'univers.

En résumé, je considère comme moralement bons les actes qui peuvent contribuer, de près ou de loin, au processus collectif de compréhension de l'univers et comme moralement mauvais ceux qui peuvent y nuire, et je considère que le bien-être d'un être intelligent entre dans la première catégorie, mais sans faire de distinction fine sur le niveau d'intelligence.

Et dieu(x) dans tout ça ?

S'il(s) existe(nt), il faudra essayer de le(s) comprendre.

Ces dernières années, plusieurs personnalités médiatiques ont exprimé l'hypothèse que l'univers soit une simulation menée par des extraterrestres. À titre personnel, je ne crois pas à cette hypothèse, car le même raisonnement qui y conduit s'appliquerait aux êtres pan-dimensionnels ultra-intelligents qui nous simulent pour conclure qu'eux aussi sont une simulation, et ainsi de suite pour construire une chaîne virtuellement infinie d'univers qui se simulent mutuellement. Or nos capacités de simulation sont bien trop limitées pour faire apparaître une conscience : je trouve suspect que notre univers soit si près de l'extrémité de la chaîne. À la rigueur, l'hypothèse que nous soyons des personnages de fiction ne me semble pas souffrir de ce défaut, parce que des personnages de romans qui sont des romanciers, c'est très fréquent.

Toujours est-il que cette hypothèse est possible. Tout comme bien d'autres hypothèses : peut-être qu'à ma mort, je verrai s'afficher « game over » en lettres de feu avant de me réveiller dans une salle d'arcade en immersion totale. Ou bien… Les possibilités sont infinies, et beaucoup d'entre elles ont été imaginées par la science fiction.

Si je me retrouve soudain devant les portes du paradis avec Saint Pierre qui se met à râler, je saurai que l'hypothèse que je suis le produit uniquement de phénomènes biochimiques se produisant au sein de mon cerveau était fausse et qu'il faut en trouver une nouvelle. Ce n'est pas grave : être contredite par l'expérience, c'est l'épée de Damoclès suspendue au dessus de toute théorie scientifique, c'est la contrepartie à dire quelque chose de pertinent.

Mais si je considère cette hypothèse comme techniquement possible, je condamne fermement l'idée d'adapter mon comportement pour en tenir compte. Pour toute hypothèse métaphysique ayant des conséquences pratiques, il existe une hypothèse ayant les conséquences opposées. Ou, pour le dire plus simplement avec un exemple, tout christianisme possède son satanisme. Donc adapter mon comportement à une hypothèse précise (outre l'hypocrisie dont on peut douter qu'un dieu omniscient soit dupe, même si on l'intériorise) serait aussi peu rationnel que jouer à la roulette : les chances de perdre gros compensent exactement les chances de gagner gros, et en moyenne on perd la mise.

D'autre part, même si j'accepte, en principe, la possibilité d'une entité métaphysique au delà des lois visibles de l'univers, je ne lui reconnais pas d'autorité morale sur moi. Si je marche au delà du bord d'une falaise, je tombe et je m'écrase par terre : c'est la gravité, c'est un fait inévitable avec lequel je dois composer, mais ça n'a pas de valeur morale. Être soumis à la gravité n'est ni une vertu ni un vice. Je considère qu'il en va de même pour une éventuelle divinité qui aurait sur moi pouvoir de vie ou de mort et pire ; je devrais composer avec elle, mais seulement comme un phénomène qui demande compréhension. Je ne lui accorderais pas de valeur morale au delà de celle qu'elle obtient en s'inscrivant dans le processus de compréhension.

En résumé, je ne respecte une divinité que si je peux l'appeler « je ».

Pour toutes ces raisons, ma religion, c'est à dire l'ensemble des croyances qui servent de fondement à ma manière de penser sans pouvoir être prouvées par l'expérience, est résolument une religion athée.

Publié le 3 janvier 2018