Le travail pour le travail
Je lisais récemment un article au sujet du lobbying pour la voiture diesel, auquel les ministres français étaient favorablement réceptifs. L'article lui-même était léger en faits et en sources, et comme je le considère comme moyennement digne de confiance, je ne vais pas le citer davantage. Mais l'état d'esprit et les arguments qu'il rapportait correspondent à un état d'esprit et des arguments que j'ai déjà observés de nombreuses fois, dans des discours plutôt de droite comme plutôt de gauche, et que je considère néfastes, donc je vais me pencher dessus.
L'argument est : le secteur de l'automobile diesel représente 35 000 emplois directs en France, et constitue un des principaux fleurons de l'industrie du pays, donc il ne faut pas le laisser péricliter à cause des problèmes de pollution.
Le problème dans cet argument est une instance de l'erreur que j'ai expliquée dans « réflexions sur la santé de l'économie » : regarder l'argent plutôt que la valeur, donc je trouve que c'est un bon exemple pour mieux expliquer l'idée, ou au moins l'expliquer différemment. Ce que je vais dire n'est donc pas vraiment nouveau, seulement centré et exprimé différemment.
Qu'est-ce qu'un emploi ? C'est le couplage de deux choses : un travail et un revenu. Un travail, c'est une activité, probablement fatigante, qui produit de la richesse, en transformant quelque chose en quelque chose de valeur plus élevée ou en aidant à fournir les conditions de cette transformation. Un revenu, c'est l'obtention de richesse, souvent sous la forme d'argent à échanger contre des biens ayant de la valeur utile.
Ce formalisme est à prendre avec une interprétation très large des termes. Par exemple, un colis-chez-l'expéditeur a moins de valeur qu'un colis-chez-le-destinataire, et c'est le livreur qui a « transformé » l'un en l'autre.
En principe, la valeur du revenu devrait être égale à la valeur de la richesse créée par le travail. En pratique, la notion de valeur est trop compliquée pour qu'une telle égalité ait un sens. Encore plus problématique pour appliquer ce principe : la création de richesse fait toujours intervenir plusieurs acteurs et il est impossible de définir avec rigueur la valeur de la contribution de chacun.
Cette impossibilité se manifeste tout particulièrement quand il s'agit de partager les fruits du travail entre celui qui a fourni l'outil utilisé pour créer la richesse et celui qui a manié cet outil. C'est le partage de la productivité entre capital et travail. Le choix des mots ici sous-entend qu'on considère que seulement fournir l'outil de production ne constitue pas un vrai travail ; c'est une idée pour laquelle j'ai de la sympathie, même si le formalisme que j'ai employé l'appelle ainsi.
Il n'y a pas de bonne ou de mauvaise réponse à cette question dans l'absolu. L'esclavage, un système où le curseur est au maximum du côté du capital, a permis (dans le cliché populaire, désormais discrédité par les historiens, mais pour expliquer l'idée le cliché est aussi efficace que la réalité) l'édification des pyramides ; un autre système ne l'aurait probablement pas permis avec la technologie et la société de l'époque. Pour quelqu'un qui accorde une grande priorité à l'existence des pyramides, c'est un bon système. Pour quelqu'un qui privilégie le bien-être des personnes, c'est un système abominable.
Pour ma part, je suis attaché à une société qui permet au maximum à tous ses membres de s'épanouir et n'exclue personne. Je n'accorde de valeur à des notions comme la production industrielle ou la « grandeur de la nation » que secondairement, dans la mesure où elles permettent à une telle société d'exister et de perdurer. C'est mon choix personnel, mais je soupçonne qu'une telle formulation emporte l'adhésion de nombre de mes semblables et que les désaccords portent plus sur la manière de s'approcher de cet idéal.
Donc, emploi = travail + revenu. Nous avons tous besoin d'un revenu, parce que nous avons tous des besoins qui doivent être satisfaits, sous peine de souffrance et potentiellement de mort. Et donc nous avons tous besoin de travail, parce qu'il faut bien que quelqu'un ait produit les richesses consommées. Mais le besoin de revenu est individuel alors que le besoin de travail ne l'est pas : j'ai besoin de pain pour moi, pas pour mon voisin, mais peu m'importe qui a fait pousser le blé, qui l'a broyé en farine, qui l'a pétri et fait cuire.
Pourtant, parce que tout ça s'est développé dans des sociétés qui avaient besoin que tout le monde ou presque travaille à son maximum, les deux ont été couplés : celui qui ne contribue pas à la subsistance de société n'a pas le droit d'en recevoir pour soi. Ce couplage a été implanté très profondément dans nos mentalités, il est donc difficile de voir au delà.
Cependant, lors des dernières décennies, notre société globalisée a été capable de produire régulièrement du surplus, du luxe. Mais, pour des raisons que je ne vais pas discuter cette fois-ci, la société qui s'est construite a concentré le luxe entre les mains d'une minorité et a maintenu le couplage travail-revenu pour la majorité de la population, en multipliant les métiers non productifs pour éviter une trop grande misère qui pourrait conduire à une révolution.
Les métiers non productifs, ce sont d'abord ceux qui n'existent que pour donner une impression de supériorité à ceux qui n'ont pas à les exercer, comme emballer les achats aux caisses des supermarchés : les clients pourraient le faire eux-mêmes en attendant la confirmation de paiement. Ce sont ensuite ceux qui ne font que déplacer de la richesse sans en créer, à commencer par le secteur de la publicité, les centres d'appel qui nous dérangent. Ce sont enfin ceux qu'on maintient alors qu'on pourrait s'en passer, parce que l'aspect revenu est important même si l'aspect travail ne l'est pas ; c'est dans cette catégorie que je classe les métiers de l'automobile diesel.
Notons que les métiers non productifs sont néanmoins en général rentables pour ceux qui les pratiquent. Ça n'est pas contradictoire. La publicité déplace la richesse vers ceux qui en font, donc ceux qui n'en font pas y perdent.
Notons également qu'un métier peut devenir non productif alors qu'il était productif : il suffit pour ça qu'une évolution de la société fasse diminuer son utilité, ou plus généralement l'utilité que ce travail soit effectué par une personne. C'est en particulier ce qui se passe avec l'automatisation : quand une machine peut faire la travail aussi bien, il n'est pas nécessaire d'y sacrifier le temps d'un humain.
Une voiture diesel n'est pas un bien désirable, le caractère diesel n'est pas lui-même un critère, il n'est qu'un proxy pour différentes caractéristiques : prix, prix du carburant, performances, etc. Presque personne ne veut une voiture spécifiquement diesel ; on veut une voiture qui ait les caractéristiques souhaitables des voitures diesel. Et à ma connaissance, à peu près le seul avantage pratique pour un simple particulier est le prix du carburant, une bizarrerie fiscale en complète contradiction avec les intérêts collectifs du point de vue écologique.
Si les voitures diesel n'étaient plus produites, ou si leur fiscalité n'était plus intéressante, les gens se reporteraient sur d'autres modèles. Il n'y a pas de pénurie globale de voitures. Et les voitures diesel sont nettement plus polluantes, ce qui doit être compté négativement dans leur valeur pour la société. Voilà pourquoi je classe l'automobile spécifiquement diesel dans la catégorie des métiers non productifs.
Les métiers non productifs sont du gaspillage pour la société : le temps qui leur est consacré serait mieux employé à des métiers productifs, à des loisirs, à du bénévolat, etc. Parfois, même, comme c'est le cas du diesel, ils ont une valeur négative, ils font du mal.
Mais la société n'est pas une entité capable de prendre des décisions cohérentes et souples. La société peut décider de supprimer un travail, en l'interdisant ou en l'encombrant de trop de réglementations pour qu'il soit rentable. Mais si elle le fait, elle supprime également le revenu. Et c'est tout le problème.
Si la société décide de ne plus avantager le diesel, les travailleurs de ce secteur vont se retrouver au chômage. Si la société décide d'interdire la publicité, tous les gens qui passent leurs journées à nous importuner au téléphone pour nous vendre quelque chose vont se retrouver au chômage. Quelque chose de bon pour la société est terrible pour certains de ses membres.
Ce n'est pas normal, ce n'est pas un fonctionnement sain.
Mais il faut se rappeler : c'est la société qui a décidé que le chômage devait être terrible.
C'est la société qui a décidé de coupler travail et revenu et de n'offrir aucun confort à ceux qui n'en ont pas. C'est une idée qui nous semble évidente parce que nous avons baigné dans cette idéologie depuis des siècles, mais elle n'a rien d'inévitable. Ce n'est pas comme ça que fonctionnent les familles en général, et certaines sociétés que nous traitons volontiers de primitives ne font pas cette erreur.
Les familles ou ces sociétés pas si primitives sont petites, certes. Si elles hébergent des profiteurs, ça se voit assez facilement et peut être corrigé au cas par cas. Notre société est énorme, elle a besoin de mécanismes de régulation plus complexes pour éviter les profiteurs. Mais le couplage du travail et du revenu n'est pas le seul tel mécanisme, et pas du tout le meilleur.
Pour progresser à partir d'ici, nous avons besoin d'une chose :
Il nous faut un filet de sécurité social parfait.
Le filet de sécurité social permet d'absorber la galère et la souffrance individuelles causées par les évolutions de la société. Un métier peut disparaître. S'il était non productif ou l'est devenu, c'est une bonne chose pour la société ; si c'est pour une autre raison il faut voir au cas par cas. Mais sans filet de sécurité social, c'est une catastrophe pour ceux qui pratiquaient ce métier : privés de travail, ils sont également privés de revenu.
Avec un filet de sécurité social, c'est moins grave : ils ont le temps de se former et de rechercher un autre secteur d'activité. Avec un filet de sécurité social parfait, ce n'est plus grave du tout, et il ne reste que le bénéfice pour la société.
Comment tisser un filet de sécurité social parfait ? Il n'y a pas de réponse simple. Il n'y a pas de solution miracle qui résout complètement tous les problèmes de la société. Ce serait naïf de le croire, et ça aveugle sur les besoins réels. Les phénomènes de la société sont extrêmement complexes, éliminer tous leurs effets pervers requiert nécessairement de jouer sur un grand nombre de contrôles différents.
Néanmoins, il y a des mesures évidentes, des solutions assez efficaces pour régler d'un coup plusieurs problèmes en grande partie.
La mesure la plus importante est probablement de fournir un revenu à ceux qui n'en ont pas. On peut fournir des biens et des services nécessaires directement en nature, mais tôt ou tard on se heurte au problème que chaque cas est particulier. Un revenu, sous forme d'argent, permet à chacun d'évaluer ce qui lui est nécessaire. Par exemple, fournir des denrées alimentaires de qualité peut sembler une bonne idée à première vue, mais elle n'est plus si bonne dès qu'on réfléchit aux problèmes posés par les gens qui ont des allergies et ceux à qui manque l'équipement ou le temps pour cuisiner. Sans compter qu'on a le droit d'avoir des préférences alimentaires même quand on est pauvre. Il est plus simple et moins paternaliste de fournir de l'argent et de laisser choisir.
Il existe déjà des programmes pour donner de l'argent à ceux qui n'en ont pas, on les appelle souvent les minima sociaux. En France, le principal s'appelle actuellement le RSA (mais il aura probablement changé de nom le temps que je finisse cet article). Cependant, ces programmes souffrent de nombreux défauts. Les montants sont trop faibles, pour commencer, mais ce n'est pas tout.
Beaucoup des gens qui auraient besoin des minima sociaux ne les touchent pas. Il y a plusieurs raisons. Peut-être qu'ils ne remplissent pas exactement les critères. Peut-être ne savent-ils pas qu'ils ont droit à une aide. Peut-être ne sont-ils pas capables de faire les démarches. Peut-être ont-ils honte de demander une aide à laquelle ils ont droit mais qui est présentée par tant de monde comme de la charité.
Pour toutes ces raisons et quelques autres, la société gagnerait à fusionner ces minima sociaux en une unique aide, versée à tout le monde sans condition, avec des démarches minimales ou sans démarches. On appelle cette idée le revenu universel.
Il peut sembler choquant de donner un revenu même à ceux qui n'en ont pas du tout besoin. Mais au fond ce n'est pas grave, car on peut le leur reprendre de l'autre main, il suffit d'ajuster leur taux d'imposition. L'impôt est déjà capable de s'adapter aux moyens des contribuables, il a également déjà une infrastructure pour traquer les fraudeurs. Il est plus efficace de l'utiliser au maximum que d'avoir une ribambelle d'organismes qui mettent en place chacun ses propres structures, qui réinventent la roue carrée dans leur coin. Il y a des gens qui parviennent à échapper à l'impôt, certes ; c'est un autre problème, il faut le corriger mais ça n'invalide mon discours ; d'ailleurs, ceux qui fraudent vraiment, ils le font d'un montant qui dépasse largement un pauvre revenu universel.
Un revenu universel n'est pas suffisant. C'est juste une pièce efficace pour construire un filet de sécurité social parfait. Il en faut d'autres : services publics, aides spécifiques à des situations, suivi des personnes fragiles, politique de logements sociaux, etc.
L'objection classique : qui va financer tout ça ? Mais c'est la mauvaise question. Rappel : regarder la valeur, pas l'argent. La société produit déjà assez, il suffit de s'assurer que les richesses de base vont à ceux qui en ont besoin.
Ça va même plus loin : la détresse causée par l'absence d'un filet de sécurité social solide chez les gens en situation précaire coûte très cher à la société. Par exemple, les jours de carence lors des arrêts maladie poussent les gens à aller travailler malades, alors qu'ils sont moins productifs et contagieux et qui risque également d'empirer leur état au point de provoquer un arrêt de travail encore plus long. Autre exemple, le stress de devoir équilibrer un budget trop limité fragilise la santé, physique comme mentale. Avec un filet de sécurité social, ces frais sont largement réduits. La société se porte mieux, les entreprises font plus de profits, et il suffit de taxer une partie de ces profits supplémentaires pour financer le filet de sécurité.
Il suffit, il suffit… Si c'est si facile, pourquoi n'est-ce pas déjà fait ? C'est facile du point de vue de l'économie. Ce n'est pas facile sur le plan politique. Les gens qui possèdent actuellement le capital en tirent un pouvoir considérable. Un filet de sécurité social parfait réduit leur pouvoir, donc ils luttent contre. Et comme ils ont du pouvoir, justement, ils y arrivent. Par exemple ils peuvent s'assurer que les médias qu'ils contrôlent ne donnent une tribune qu'au dogme de l'austérité et à la ridicule théorie du ruissellement.
Mais le nombre est une forme de pouvoir qui peut rivaliser avec celui de l'argent. Si tous ceux qui auraient intérêt à ce qu'un filet de sécurité social solide existe se mettaient d'accord, ils auraient le pouvoir de l'imposer. Pour faire progresser la société, il est indispensable de bien la comprendre. C'est ce à quoi je m'efforce de contribuer. L'idée d'un filet de sécurité social parfait, l'idée d'un revenu universel, l'idée que la société en a largement les moyens, quelques politiciens les mettent déjà en avant, mais on les entend trop peu. Ma contribution consiste à expliquer pourquoi les arguments classiques contre sont erronés, et donner une grille de lecture pour le rendre évident.
Publié le 25 avril 2019
Dernière modification le 26 avril 2019