Le bien, le mal et la psychanalyse
J'ai l'impression que les notions de bien et de mal jouent un rôle très important dans notre construction mentale, et que leur plus ou moins bonne intégration dans l'édifice peut expliquer de nombreux comportements insolites.
Schématiquement, ce que j'appelle « notion de mal » dans notre construction mentale, c'est l'égoïsme, la tendance à assurer sa propre survie et son propre confort, au détriment de ceux de semblables. Si on adopte la grille de lecture de la sélection naturelle et de l'évolution (génétique et mémétique), on peut l'appeler l'instinct de préservation, et sa nécessité pour les êtres vivants est évidente.
De même, la « notion de bien », c'est l'altruisme, la volonté d'améliorer les conditions d'un semblable, éventuellement au détriment de soi-même. En termes évolutifs, on peut l'appeler empathie, et son existence s'explique si on se rappelle que la sélection porte sur la transmission des caractères, pas sur la survie des individus : aider un semblable, c'est aider nos caractères communs à se transmettre.
Je soupçonne que ces deux composants de l'esprit correspondent en grande partie à ce que Freud appelle le ça et le surmoi, mais examinés sous un angle différent, et donc avec des frontières différentes.
Ces deux composants sont indispensables, sans l'un nous serions tous déjà partis faire du bénévolat au Soudan ou autre, sans l'autre nous ne pourrions pas vivre en société. Mais ils sont diamétralement opposés, et le fait qu'ils coexistent au sein du même esprit peut sembler une contradiction. Or j'ai l'impression que notre part rationnelle a horreur de la contradiction.
Nous avons donc tendance à rejeter ces aspects, à les considérer comme des influences extérieures, et souvent à les projeter sur des entités bien réelles ou imaginaires. Et par un étrange phénomène, il semblerait que les deux soient tellement couplés qu'il n'est pas possible d'en rejeter un sans rejeter l'autre ; peut-être est-ce un effet secondaire d'un mécanisme de régulation qui maintient l'équilibre et empêche l'un de prendre trop d'importance par rapport à l'autre.
Très tôt dans notre développement, je suppose, on va appeler ces deux entités, respectivement, « Papa » et « Maman ». Mais il devient très rapidement évident que ça ne colle que très imparfaitement, et il faut trouver d'autres incarnations extérieures. Idéalement, on devrait finir par comprendre et accepter ces deux parts comme faisant parti de soi. Mais si entre temps leurs incarnations ont pris trop d'importance dans la construction de notre mentalité, il y a un risque que ça n'arrive pas.
Certaines personnes vont donc projeter leurs notions de bien et de mal sur, respectivement, « Dieu » et « le Diable ». D'autres, par exemple, sur « l'État » et « le marché », dans un sens ou dans l'autre selon s'ils sont communistes ou propriétariens. L'opposition « nature » contre « artificiel » est aussi très fréquente. D'autres exemples peuvent venir à l'esprit en cherchant plus.
Si quelqu'un persiste à projeter ses notions de bien et de mal sur des incarnations extérieures, je vois deux phénomènes importuns qui ne demandent qu'à poser des problèmes.
D'abord, il n'est pas suffisant d'attribuer à ces incarnations tout le bien et tout le mal qu'on fait soi-même, car il est trop évident qu'on a un choix là-dedans. Il faut également leur attribuer tout le bien et tout le mal qui nous arrive, pour former une sorte de réciprocité : je fais le bien, qui m'est désavantageux, pour faire plaisir à…, dont j'ai reçu beaucoup.
D'autre part, si je peux projeter ma notion de bien ou de mal sur des entités extérieures, c'est qu'elles émettent des jugements ou des prescriptions moraux. Or ces prescriptions ne vont certainement pas correspondre exactement à celles réellement issues de ma propre mentalité. Pourtant je dois les accepter comme les miennes.
Ainsi, pour éviter d'affronter la contradiction fondamentale qu'on n'a pas réussi à accepter, on est conduit à subir une myriade de contradictions mineures. Je pense que cette notion de contradiction est particulièrement importante. Les mathématiciens qui s'intéressent aux fondements de leur propre discipline savent que si une théorie (un système d'axiomes) peut démontrer une contradiction, alors elle peut démontrer n'importe quelle affirmation, même la plus absurde. De même, une contradiction à la base du système de valeurs peut se faufiler dans des associations d'idées et se manifester par des positions absurdes sur des thèmes qui n'ont en apparence rien à voir.
Mais quel rapport avec la psychanalyse, me direz-vous ?
Il y a quelques mois, je lisais la chronique régulière d'un psychanalyste dans un journal hebdomadaire, quand ça m'a frappé. Le chroniqueur racontait qu'il venait de découvrir l'existence, à Paris, d'une rue Sigmund Freud, et qu'il avait perdu le sommeil parce que c'était une rue pourrie et qu'il y voyait une attaque contre la psychanalyse.
Je laisse au chroniqueur l'entière responsabilité de son jugement sur la rue Sigmund Freud. Je ne vais pas non plus rentrer dans le débat de savoir s'il s'agit effectivement d'une attaque délibérée et pas juste d'une conséquence du fait que les belles rues de Paris ont déjà un nom depuis longtemps au delà de souligner que, pour ne parler que de gens qui ont fait une contribution considérable à la compréhension de la notion d'intelligence, Paris n'a même pas de rue Alan Turing.
Ce qui m'a frappé, c'est que même si on soupçonne une attaque délibérée, le nom d'une rue est un détail bien trop insignifiant pour en perdre le sommeil. Ou même, parce qu'il s'agissait probablement d'une hyperbole poétique, pour prétendre en perdre le sommeil.
Et donc je me suis dit : voilà quelqu'un qui rejette son sens du bien sur la psychanalyse, qui attribue tout ce qui lui arrive de bien dans la vie à l'analyse avec un A majuscule, et tout ce qui lui arrive de mal à, je suppose, une horde de psychiatres adeptes de la camisole chimique, des électrochocs et de la lobotomie.
J'ai gardé cette idée à l'esprit en lisant les chroniques suivantes du même auteur, et j'ai commencé à voir émerger un motif reliant les différents points qui me gênaient dans le discours de ce psychanalyste.
Le mot qui résume le mieux ce motif est dogmatisme. Un exemple particulièrement frappant est venu plus récemment dans un article critiquant une prise de position de la part du Pape. Sur la question de la nécessité que les psychanalystes soient médecins, le chroniqueur s'opposait au Pape avec comme unique argument que « Freud a toujours soutenu ». Faut-il en déduire que, pour notre chroniqueur, Freud, contrairement au Pape, est infaillible ? Sauf erreur de ma part, Freud a longtemps vanté les vertus thérapeutiques de la cocaïne ; s'il a forcément raison sur ce point également, ça va faire des heureux.
Je n'aurais pas écrit ces réflexions pour dénoncer le dogmatisme d'un seul psychanalyste dans un journal pas si influent. Mais j'ai l'impression, à la lecture d'éditoriaux et autres prises de position, que cette attitude est extrêmement répandue, et qu'elle a des conséquences dramatiques à la fois pour le bien des patients et pour le progrès de la psychanalyse en tant que discipline de connaissance.
Avant d'aller plus loin, je dois être particulièrement clair et soigneux dans l'énoncé de la cible de mon discours. Freud a été un penseur majeur de son époque, les méthodes thérapeutiques qu'il a développées et les grilles de lecture et les théories sur le fonctionnement de l'esprit qu'il a échafaudées ont à la fois amélioré les conditions d'innombrables personnes et fait faire des pas de géant à notre compréhension des mécanismes psychologiques, ça ne fait aucun doute. D'autre part, de nos jours, d'innombrables thérapeutes utilisent des méthodes dérivées des travaux de Freud pour soulager la souffrance et améliorer le quotidien de leurs patients, et c'est une très bonne chose.
Mais d'un autre côté, la caricature de la psychanalyse interminable et inefficace à la Woody Allen n'existe pas sans raison, et le discours dominant, de par son dogmatisme, fige la discipline dans cet état et empêche les progrès.
Les cibles de mon discours ici sont certains théoriciens médiatiques de la psychanalyse, tout particulièrement en France, et plutôt dans les milieux de gauche. Ils sont certainement largement minoritaires parmi les praticiens de la psychanalyse, mais par une combinaison de circonstances ils se sont retrouvés en position de monopoliser le discours public sur ce sujet.
Il y a un aspect qui rend difficile de dénoncer le discours de ces théoriciens dogmatiques de la psychanalyse, c'est qu'ils ont très souvent raison. Quand ils affirment qu'une thérapie efficace a besoin de temps et que la manie de la rentabilité financière ne le permet pas, ils ont raison. Quand ils mettent en garde contre le fait que des symptômes bloqués sans être soignés peuvent se manifester sous de nouvelles formes plus dangereuses, ils ont raison. Quand ils soulignent que les médicaments ne sont pas la réponse à tous les problèmes, ils ont raison.
Mais ils ne se contentent pas de mettre en garde et de dénoncer, ils préconisent, et c'est là que le bât blesse. Parce que certains abusent de médication, ils refusent en bloc toute médication. Parce que les traitements comportementaux masquent les symptômes, ils rejettent le soulagement qu'ils peuvent apporter. Parce que les enseignements des sciences cognitives sont parfois formulés de manière simpliste, ils les ignorent complètement. Parce des politiciens se servent de l'évaluation pour pousser leurs plans d'économies, ils refusent le principe même de l'évaluation. En langue imagée, on appelle ça jeter le bébé avec l'eau du bain.
Mon propos n'est pas d'entrer dans le débat de fond sur chacun de ces points ; j'ai des arguments spécifiques à certains cas, mais ce n'est pas ce que je veux prouver ici. Le dogmatisme qui sous-tend ces positions ne permet de toutes façons pas un débat d'idées serein. C'est donc sur le plan des principes que je veux me placer.
En tant que pratique thérapeutique, la psychanalyse devrait avoir pour objectif prioritaire de soulager les patients de la manière la plus efficace possible. Exclure arbitrairement certains outils thérapeutiques ne peut que diminuer l'efficacité, c'est une vérité mathématique. Seul l'effet sur le bien-être global des patients, à court et long terme, devrait être pris en compte pour décider de rejeter un outil. Et pour ça, l'évaluation est indispensable. Bien sûr, l'évaluation est difficile : quand on parle d'une psychothérapie, il ne suffit pas de prendre la température ou de faire une biopsie ; mais on n'arrivera nulle part si on recule devant la difficulté.
Ce rejet de l'évaluation est l'aspect le plus grave de la position que je dénonce, car il protège tous les autres dogmes. Si on dispose d'une évaluation solide, alors il est facile de se rendre compte si une thérapie analytique par la parole est plus ou moins efficace si elle est seule ou accompagnée de médicaments, par exemple. Sans évaluation, on est obligé de faire confiance au pifomètre des psychanalystes.
Quand on parle d'évaluation dans ce contexte, on est en fait en train d'évoquer un concept beaucoup plus fondamental : la science. Une théorie acquiert le caractère scientifique à partir du moment où on dispose de moyens objectifs d'évaluer ses mérites. On ne peut pas reprocher à Freud de ne pas avoir compris ça, c'est venu plus tard ; mais les psychanalystes actuels ont étudié Popper au lycée.
Pour la question de la science dans les pratiques thérapeutiques, il me semble intéressant de se rappeler le cas de la médecine. Historiquement, il y a très longtemps, la médecine allait main dans la main avec la religion ; ça ne se voit pas trop avec nos curés, mais les druides, les chamanes étaient à la fois prêtres et guérisseurs. Plus tard, la médecine s'est séparée de la religion, et c'est cette séparation qui a permis son essor, en particulier grâce aux autopsies.
La psychanalyse souffre précisément de ce problème : elle ne s'est pas séparée de l'approche religieuse de la réalité. Ce en quoi elle est exceptionnelle, c'est qu'au lieu d'être enfermée par une religion établie, elle est sa propre religion. Mais le résultat est le même, le dogmatisme freine l'amélioration des pratiques thérapeutiques, au détriment des patients.
Plus haut, je mentionnais que les contradictions sont des signes du phénomène que je décris où la notion de bien d'une personne est confondue avec une entité extérieure. En voici une : sur le sujet de la douleur et des soins palliatifs, ces psychanalystes gardiens autoproclamés de la flamme sacrée sont souvent largement d'accord : il est important de soulager la douleur des patients, les soins palliatifs et de support sont très importants. Dans ce cas, pourquoi refusent-ils à leurs propres patients, qui subissent une souffrance mentale, le soulagement que peut leur apporter d'autres formes de thérapie ?
J'ai fait un parallèle avec la médecine, je vais le poursuivre : imagine-t-on un médecin rejeter l'aide de la chimie moderne ? Mais on peut faire de nombreux parallèles plus originaux. Un stratège négligerait-il la géographie ? Un informaticien ne peut pas ignorer complètement l'électronique. Un sociologue doit tenir compte de la psychologie. Tout ces exemples sont l'expression d'une réalité fondamentale : aucun domaine de la connaissance n'existe isolément. Nous avons affaire à des phénomènes émergents, ils exhibent à la fois des comportements qui leur sont propres et des comportements liés aux phénomènes sous-jacents. Tenter de comprendre (voire traiter) le fonctionnement de l'esprit sans tenir compte du fonctionnement du cerveau est aussi absurde que croire que comprendre le fonctionnement du cerveau suffirait pour comprendre le fonctionnement de l'esprit.
On peut se demander comment cette dérive dogmatique de la psychanalyse a pu se produire, alors que, paradoxalement, cette discipline a été fondée par un athée notoire. Est-ce une conséquence de la personnalité de Freud lui-même ? Des gens qu'il s'est choisis comme successeurs ? Est-ce que le caractère extrêmement intime des sujets abordés et leur odeur sulfureuse pour une grande partie du public ont isolé la psychanalyse des milieux scientifiques ? En France plus spécifiquement, le système éducatif et universitaire entretient un fort clivage entre les milieux scientifiques et les milieux littéraires, et c'est dans les milieux littéraires que les réflexions théoriques sur la psychanalyse se sont poursuivies. Si on cherche des coupables précis de cette dérive dogmatique, on peut certainement mettre Lacan au premier rang. Mais toutes ces questions sont finalement assez oiseuses ; la réponse à toutes est certainement « ça a joué, en partie ». Une explication ne serait de toutes façons que descriptive, pas prédictive ; des circonstances très similaires auraient pu conduire à une évolution radicalement différente.
Je l'ai dit plus haut et je le répète, les travaux de Freud ont été un progrès majeur de la connaissance, aussi bien par leur impact sur le soin des problèmes psychologiques que par la lumière qu'ils apportent à la compréhension du fonctionnement de notre propre esprit. Mais ils ne sont pas seuls. Les avancées dans ce domaine feront de plus en plus intervenir à la fois de nombreuses disciplines : psychologie, biochimie, neurologie, informatique, sociologie ; peut-être même verra-t-on la mécanique quantique pointer son nez dans l'affaire, comme le prévoient divers auteurs de SF.
De la même manière, l'utilisation harmonieuse des outils issus de diverses pratiques thérapeutiques est ce qui permettra de soulager les patients au maximum. Peut-être que le cabinet du psychanalyste du futur contiendra un appareil d'IRM fonctionnelle portatif couplé à une intelligence artificielle capable de détecter quand le discours du patient s'approche d'une névrose. À beaucoup plus court terme, l'utilisation de certains hallucinogènes peut permettre au patient de continuer dans des directions qui seraient trop douloureuses en temps normal ; à l'heure où j'écris ces lignes, la Food and Drugs Administration américaine vient d'autoriser pour la première fois des expériences couplant une psychothérapie et l'usage de MDMA (connue sous le nom d'ecstasy quand utilisée de manière récréative, et lourdement interdite dans la plupart des pays, bien que d'une nocivité modérée, plutôt inférieure à celle du cannabis, au moins selon certaines études) pour les patients atteints de stress post-traumatique. Il ne s'agit pas ici d'utiliser des drogues pour masquer durablement des symptômes, mais pour rendre possible la psychothérapie elle-même ; si on compare encore à la médecine, il faut penser aux anesthésies avant les opérations chirurgicales.
Le futur peut offrir de réels progrès à la fois pour les patients et pour la compréhension de l'esprit humain. Mais pour que ce progrès puisse arriver, il faut se débarrasser de ces mandarins qui se targuent de l'autorité que seule peut conférer la science et s'en servent pour promouvoir leur vision dogmatique et sacralisée de ce que doit être la psychanalyse, et permettre à cette discipline de prendre sa place aux côtés des autres sciences.
On compare parfois Freud à Galilée, on attend Newton avec impatience.
Publié le 18 août 2018
Dernière modification le 23 août 2018