La place des tricksters dans les mythes d'origine
Je vais m'intéresser ici à quatre personnages mythologiques : Anansi, Loki, Prométhée et le Serpent. D'abord, une petite présentation.
Anansi est un personnage de folklore d'Afrique et des Caraïbes. C'est une araignée qui a reçu la tâche de vaincre un python, un léopard et des frelons ; elle y parvient par la ruse reçoit en récompense toutes les histoires du monde, ce qui explique pourquoi toutes les histoires parlent d'Anansi. Il y a aussi une version où c'est le tigre qui possède les histoires et Anansi les lui vole par la ruse.
Loki est un dieu des mythologies nordiques et germaniques. Dans certaines versions, il manipule les géants pour qu'ils construisent la forteresse des dieux en prévoyant de ne pas les payer, ce qui manque de mal tourner. Plus tard, à la suite d'une autre facétie, il est enfermé et torturé et ses souffrances se manifestent par les séismes. Son évasion coïncidera avec le début de la bataille de la fin du monde, où il combattra contre les autres dieux.
Prométhée est un titan des mythologies grecques. Il escroque Zeus pour lui faire accepter des sacrifices inférieurs, ce qui pousse Zeus à confisquer le feu. Prométhée le lui vole et en fait don à l'humanité. Zeus le punit en l'enchaînant à un rocher où un aigle lui picore le foie, qui repousse sans cesse.
Le Serpent est un personnages mes mythologies abrahamiques. Il pousse Ève à goûter le fruit défendu, Ève elle-même y pousse Adam et tous les deux bannis du jardin d'Eden en punition.
Ces quatre mythes ont quelque chose en commun : ce sont des mythes des origines. Ce ne sont pas juste des péripéties, des anecdotes au sujet des personnages ; ils racontent comment et pourquoi le monde en est venu à être tel qu'il est.
Les quatre personnages que j'ai singularisés ont un second point commun : ce sont des tricksters (apparemment il n'existe pas de bon terme en français), des personnages rusés qui passent leur temps à embrouiller et arnaquer leur entourage, pour leur bénéfice ou simplement par amusement. (En France, le trickster le plus connu est probablement Renart, mais ce n'est pas un mythe d'origine.)
En d'autres termes, ces mythes ont tous un thème en commun : l'intelligence. Plus spécifiquement, comme ce sont des mythes d'origine, ils nous renseignent sur la place de l'intelligence dans la vision du monde des cultures où ils ont émergé.
Je vais examiner ce qu'ils m'enseignent dans cet ordre parce qu'il me semble logique, du plus primitif au plus moderne. Il est très difficile de dater précisément des mythes aussi anciens, et de toutes façons la circulation des idées n'était pas aussi rapide que de nos jours, ce qui fait que la chronologie n'est pas forcément pertinente. Donc mon jugement de modernité est à prendre avec un grain de sel. Cet ordre est aussi aussi celui de la proximité avec notre culture (la mienne et celle de mon entourage, peut-être celle de mes lecteurs). Anansi n'est connu que des érudits et des fans de Neil Gaiman. Loki est connu par les mêmes plus les fans de Wagner (sous le nom Loge) et de l'univers Marvel. Les mythes grecs font partie intégrante de notre culture, ils ont inspiré par exemple d'innombrables tragédies classiques, et si Prométhée n'est pas le personnage le plus connu, il l'est assez pour servir de sous-titre au roman Frankenstein. Enfin, le Serpent est au cœur de la mythologie chrétienne, qui a complètement envahi l'Europe au fil des siècles (et Neil Gaiman l'a aussi mis en scène). (Je n'exclue pas que ce soit simplement cette proximité avec ma propre culture que je confonde avec de la modernité.)
Commençons donc par Anansi : qu'est-ce que ce mythe nous apprend sur la vision du monde à l'origine de ce mythe ? D'abord, même si Anansi est une araignée, il est clair qu'il représente l'humain. C'est un dieu-araignée-en-fait-homme qui interagit avec d'autres dieux-animaux. D'autres dieux animaux : dans ce mythe, l'humain se considère encore comme un animal. L'intelligence est la qualité qui lui permet de rivaliser avec les autres animaux, qui compense le manque de force, de vitesse, d'ailes, etc. ; ce n'est qu'une qualité parmi d'autres.
D'autre part, le fief d'Anansi, c'est les histoires. Dit autrement, le propre de l'intelligence, c'est de pouvoir imaginer le monde différent de ce qu'il est. En résumant encore plus, c'est la capacité d'abstraction. Plutôt pertinent, pour un mythe que je qualifiais de primitif.
J'en viens à Loki. Dans ce mythe, les géants et les dieux sont encore à peu près sur le même plan. À peu près, mais pas tout à fait. Le but de Loki est d'obtenir des géants du travail sans contrepartie : transposée à la place des humains parmi les animaux, c'est l'idée de domestication qui est soulignée. L'humain n'est plus simplement un animal parmi les autres, il commence à dominer les autres. Mais cette domination n'est pas sans risque, et l'intelligence seule ne suffit pas à compenser le manque de force.
Dans le mythe de Prométhée, il n'y a plus vraiment d'animaux. Il y a les dieux, les titans, les humains. Le mythe reconnaît que l'hypertrophie de l'intelligence chez l'humain est telle que la différence quantitative est devenue une différence qualitative. De fait, le rôle de trickster n'est plus si exceptionnel : beaucoup de personnages des mythes grecs se comportent comme tels, usent de stratagèmes à l'occasion, sans que ce soit leur trait dominant. L'intelligence est devenue monnaie courante, elle fait naturellement partie des interactions entre personnes et la domination sur les animaux n'a plus besoin d'être expliquée. En même temps, ça en fait un attribut divin, donc qui assimile l'humanité aux dieux plutôt qu'aux animaux.
D'autre part, dans le mythe de Prométhée, l'intelligence est symbolisée par le feu, c'est à dire la technologie. Et l'usage de la technologie par les humains est puni ; ce ne sont pas les actes commis avec la technologie qui sont sanctionnés par leurs conséquences, comme dans les mythes précédents, mais son usage lui-même, et par une punition délibérée.
Le supplice de Prométhée est de se faire manger le foie. Pour les grecs, le foie était le siège des émotions. Mais on sait de nos jours qu'un des rôles du foie est de traiter les poisons. De dépolluer le corps. Or la punition « divine » pour l'usage de la technologie, c'est la pollution. La coïncidence est troublante.
J'en arrive au Serpent.
D'abord, on remarque que selon ce mythe tous les malheurs sont la faute des femmes. Je ne vais pas m'étendre sur le sexisme inhérent aux cultures abrahamiques, d'autres l'ont déjà fait bien mieux que moi.
Ce que le Serpent offre à l'humain, le fruit défendu, vient de l'« arbre de la connaissance ». Souvent, on s'arrête là, mais le nom complet est « arbre de la connaissance du bien et du mal ». Cette notion est très souvent associée à l'idée du sexe, mais je préfère y voir un sens beaucoup plus immédiat : l'intelligence permet non seulement de dominer son environnement, mais aussi de prévoir les conséquences de ses actes ; elle confère donc la responsabilité sur ses actes. Le mythe du Serpent est une métaphore du passage à l'âge adulte (donc il est question de sexe, mais pas seulement), où l'humain doit réfléchir avant d'agir car ses actions ont des conséquences parfois irréversibles.
Mais il y a un autre point sur lequel le mythe du Serpent se distingue. Anansi et Prométhée sont plutôt des figures sympathiques ; Loki est égoïste et malhonnête, donc dangereux à fréquenter, mais il est souvent du côté des dieux. Le Serpent, en revanche, est explicitement maléfique, c'est indubitablement un ennemi. Dans les cultures abrahamiques, l'intelligence, le fait de se comporter en adulte, raisonnable plutôt qu'obéissant, est perçu comme une mauvaise chose.
C'est compréhensible : la responsabilité est un fardeau lourd à porter. Tellement lourd que parfois, quand on n'est pas encore tout à fait adulte, on ne voit que lui, et on aimerait faire marche arrière. Mais derrière lui se cache une notion encore plus importante : la liberté, tout simplement.
Publié le 29 janvier 2018