Réponse à « La science d'apprendre »

(Guillaume Erner, Charlie Hebdo Nº1331 du 24 janvier 2018)

Dans son article La science d'apprendre, Guillaume Erner critique la fondation d'un « conseil scientifique » dans l'Éducation nationale destiné à aiguiller les méthodes d'enseignements à la lumière des neurosciences et sciences cognitives. Il mentionne également avec sarcasme le livre Les lois naturelles de l'enfant, qui participe de la même logique.

Je vais être honnête : je n'ai pas suivi ce débat de près, je n'ai pas lu le livre en question. Néanmoins, je suis assez familier avec le genre de discours qui peut être tenu dans ce contexte, et je pense que dans l'ensemble, Guillaume Erner a raison, et je vais lui faire confiance pour avoir rapporté les faits de manière honnête.

Cependant, il y a quelques éléments dans le discours de cet article qui me font tiquer.

Ce conseil scientifique participe d'une logique profondément ancrée dans l'Éducation nationale française de mettre au gouvernail des gens qui n'ont jamais vu un élève de leur vie adulte. Pour compléter cette structure, le milieu de la hiérarchie est constitué de gens qui étaient professeurs mais ont décidé de cesser à la fois d'enseigner et de pratiquer leur discipline. En d'autres termes, l'Éducation nationale est dirigée par des gens qui n'ont jamais enseigné, secondés par des gens qui n'aimaient ni enseigner ni la discipline qu'ils enseignaient. C'est le principe de Peter poussé jusqu'à onze, et c'est signe d'un profond mépris implicite pour les enseignants eux-mêmes. Au moins, pour une fois on s'intéresse à la manière d'enseigner au lieu de traiter l'école comme une garderie pour permettre aux parents de produire du PIB.

D'autre part, il est clair pour quiconque suit un tant soit peu l'actualité scientifique que les neurosciences et les sciences cognitives sont balbutiantes. Il faudra encore des décennies avant qu'elles soient capables de nous dire quoi que ce soit de pertinent sur un processus aussi complexe que l'apprentissage et l'enseignement. Pourtant, des soi-disant scientifiques se permettent d'émettre des avis prétendument soutenus par la science. Il y a un mot pour ça, et il n'est pas flatteur : charlatan.

Sur tous ces points, je pense que Guillaume Erner et moi sommes globalement d'accord. Mais je cesse d'être d'accord quand il semble en déduire que la science n'a pas sa place à essayer de guider les méthodes d'enseignement.

Tout d'abord, je vais aborder un point de principe.

Jusqu'à preuve du contraire, nous sommes le produit des réactions chimiques et électroniques qui se produisent dans notre organisme, et tout particulièrement dans notre cerveau. Ces phénomènes déterminent nos actions, nos comportements, et donc entre autres notre apprentissage. Et ces phénomènes sont régis par des lois que la science commence à comprendre assez bien. Donc en principe, un être doté de capacités mentales suffisantes devrait être capable de comprendre l'ensemble de ce qui se passe dans la tête d'un élève, de même qu'un mathématicien est capable de comprendre l'ensemble d'une démonstration ou qu'un horloger est capable de comprendre l'ensemble du mécanisme d'une montre.

Évidemment, un tel être n'existe pas. Quand nous sommes devant un élève, nous sommes devant un être aussi intelligent que nous, un phénomène aussi complexe. Le comprendre en détail est inaccessible. Inaccessible, mais pas fondamentalement impossible. Le fait de supposer qu'il y a des phénomènes fondamentalement impossibles à expliquer est le premier pas vers le dogmatisme.

Ce point de principe me semble très important à rappeler. Mais il ne nous éclaire pas sur ce qu'il faut faire au présent.

Guillaume Erner évoque trois mille ans d'histoire de l'enseignement. Pendant ces trois mille ans, on a fait des progrès. D'innombrables méthodes ont été employées, certaines ont donné de bons résultats, certaines en ont donné des mauvais, c'est évident pour tous ceux qui l'ont observé. Par exemple, il est clair que la participation à des projets artistiques et culturels forme mieux les esprits que la récitation de la liste des préfectures et sous-préfectures.

« C'est évident », « il est clair »… L'histoire est pleine de choses qui étaient évidentes et claires mais se sont révélées fausses une fois exposées à la lumière de la science. Tout comme elle est pleine de choses qui ont été confirmées. Faire le tri parmi les conclusions de l'empirisme, c'est précisément le mandat de la science. Il s'applique également aux conclusions empiriques sur l'enseignement.

Donc, en l'état actuel des connaissances et des capacités mentales, comment la science pourrait-elle aider à guider les méthodes d'éducation ?

La première chose serait de définir l'objectif. La science peut nous dire comment atteindre un but, mais elle ne peut pas choisir le but pour nous. Donc, veut-on une école qui forme des futurs employés dociles et compétents, ou bien une école qui forme des futurs individus épanouis et citoyens responsables ? La manière d'y parvenir n'est pas la même.

Si nous arrivons à nous mettre d'accord sur l'objectif, l'étape suivante est de définir une manière d'évaluer la réussite dans cette direction. Évaluer la compétence et la docilité d'un employé n'est pas très difficile. Évaluer l'épanouissement et la responsabilité d'un individu l'est beaucoup plus. Heureusement, les sociologues et les ethnologues ont développé une méthode stupéfiante pour évaluer ce qui a trait au ressenti des gens : leur demander leur avis.

Une fois le critère d'évaluation défini (je formule les choses comme s'il y avait une séquence stricte, mais dans la réalité, les étapes se chevauchent et s'influencent mutuellement), il faut accumuler les données. Sur un échantillon énorme de la population, voire toute la population, relever le parcours scolaire et professionnel et sonder sur l'épanouissement et l'influence de l'école (« Vous sentez-vous épanoui ? Pensez-vous que ce que vous avez appris à l'école vous y aide ? »). En parallèle, faire inspecter les enseignants par leurs pairs, non pas pour les juger et influencer leur progression de carrière (l'enjeu fausse la mesure) mais pour relever le déroulement du cours, le genre d'exercices, etc. Et quand les élèves ont grandi et pu être sondés, mettre tout ça en correspondance, de manière anonyme pour préserver la vie privée des sujets.

Il reste alors à exploiter cette énorme quantité de données : chercher des motifs et des tendances et utiliser les outils statistiques pour les vérifier. Ce n'est qu'alors qu'on peut formuler des conclusions : tel type d'exercice est plus efficace que tel autre, telle attitude frustre et braque les élèves, etc. Ces conclusions peuvent alors devenir des recommandations, mais ce n'est plus de la science.

Et quand tout ceci est terminé ? Ça ne l'est jamais : le temps qu'on accumule les données, la société aura changé, donc le détail de ce qui marche ou pas aura également changé. Améliorer les méthodes d'enseignement est un travail à éternellement remettre sur le métier.

En tout cas, voilà comment la science peut aider l'enseignement. C'est une tâche titanesque, me direz-vous ? Par rapport aux moyens qu'on met dans l'éducation de nos jours, certainement. Mais par rapport à l'importance de l'éducation pour la société, de tels efforts seraient-ils vraiment délirants ?

Publié le 4 février 2018