Ce qui est naturel est-il bon ?

J'ai vu récemment une boîte de chaussures afficher fièrement « matières naturelles nobles ». Les chaussures à l'intérieur étaient dotées d'une doublure en Gore-Tex, matière synthétique s'il en est. Dans beaucoup de milieux, le qualificatif naturel est considéré comme très positif ; ce sont souvent des milieux qui ont également une méfiance instinctive contre la science et les constructions humaines.

Dans certains cas, souligner le caractère naturel d'une chose est un raccourci pour des arguments tout à fait pertinents. Par exemple, quand on souligne qu'il est naturel de dormir la nuit, on sous-entend que des millénaires d'évolution ont optimisé notre organisme pour un fonctionnement diurne et donc que se comporter autrement revient à l'utiliser de manière inefficace. Il est légitime de se demander si cet exemple est généralisable, si par hasard, tout ce qui est naturel ne serait pas, par des mécanismes subtils, préférable. C'est en tout cas ce que pensent implicitement ceux qui mettent l'adjectif naturel à toutes les sauces.

Avant d'essayer de répondre à la question, il est indispensable de définir correctement ses termes. Qu'est-ce qui est naturel et qu'est-ce qui, au contraire, est artificiel ?

On a bien une réponse évidente : est artificiel ce qui est construit par les humains. À cette affirmation, la traducteur Zeiat (Ann Leckie, La miséricorde de l'ancillaire / Ancillary Mercy) répond du tac au tac « I'm given to understand that most, if not all, humans are built by other humans. » / « On m'a laissé entendre que la plupart des humains, sinon toutes, sont construites par d'autres humains. » Si une définition conduit à considérer qu'un bébé est quelque chose d'artificiel, elle n'est pas satisfaisante. On peut chercher d'autres critères : l'usage du feu, peut-être, ou l'usage des mains. Mais ils ne marchent pas non plus, un vélo ou une arbalète ne sont pas naturels, se gratter la tête l'est.

Je propose la définition suivante : est artificiel ce qui est le résultat de l'intelligence.

Je trouve que ça colle bien.

On peut essayer de retourner la phrase, pour voir : est naturel ce qui est le résultat de la bêtise. Ça ne colle pas aussi bien, parce que la notion d'« être le résultat de » n'est pas une distinction binaire. Mais l'étymologie tombe plutôt juste, et ce n'est pas une coïncidence.

On peut donc reformuler la question : ce qui est le résultat de l'intelligence est-il mauvais ?

À cette question, comme je l'ai expliqué par ailleurs, les juifs-chrétiens-musulmans devraient automatiquement répondre oui, c'est l'enseignement du mythe le plus au cœur de leurs religions, celui du serpent et du bannissement du jardin d'Éden, et la raison pour laquelle c'est mauvais, c'est parce que ça apporte la connaissance du bien et du mal. Je ne partage évidemment pas ce préjugé contre l'intelligence, mais ce dernier point donne la réponse à la question.

Ce qui est naturel n'est ni bon ni mauvais. Ce qui est naturel est, tout court.

La notion de jugement de valeur, l'idée de qualifier quelque chose de bon, suppose d'être capable d'imaginer l'opposé, d'évaluer les conséquences de ce changement sur le monde et de comparer avec l'original. Tout un processus qui fait intervenir des facultés qui sont quasiment la définition de l'intelligence. On peut le dire de manière très compacte.

La notion de bien et de mal elle-même est artificielle.

Et porter un tel jugement n'a réellement de sens qu'appliqué à l'artificiel. Qui est donc parfois bon, parfois mauvais.

Quand on voit l'état de la planète et de la société de nos jours, on ne peut pas être surpris que des gens sympathiques aux idées de gauche et écologistes se montrent suspicieux envers la technologie, puisque son usage immodéré a largement contribué à endommager l'environnement et supprimer la source de revenus de certaines classes de la population. Mais cette méfiance légitime devient inquiétante quand elle s'étend aux principes de la science et de la rationalité sous-jacents.

Je vais évoquer deux exemples où cette méfiance se manifeste de manière typique.

Mon premier exemple va porter sur la notion d'optimisation, il m'a été inspiré par une tribune qui dénonçait des mesures visant à « optimiser » l'efficacité des soignants à l'hôpital.

Le verbe « optimiser » veut dire « rendre meilleur ». C'est une bonne chose, par définition. Arguer qu'optimiser peut être mauvais est similaire à prétendre que le cheval blanc d'Henri IV n'était pas blanc. Pourtant, la sagesse populaire a une réponse toute faite à cette évidence : « le mieux est l'ennemi du bien » ; c'est la signification de ce proverbe que je m'apprête à expliquer, au fond.

Si, dans un jeu vidéo, on peut choisir entre un personnage qui a +5 en attaque et +4 en défense et un autre qui a +2 en attaque et +3 en défense, il n'y a guère de doutes sur celui des deux qui est le meilleur. En revanche, si on a le choix entre +5 en attaque et +2 en défense et +2 en attaque et +5 en défense, la question n'est pas du tout tranchée. Le même phénomène se produit si on cherche à classer un élève bon en sciences mais moyen en lettres et un élève moyen en sciences mais bon en lettres ; la réponse dépend de l'importance relative qu'on accorde aux deux aspects. Les mathématiciens disent qu'il s'agit d'un ordre partiel.

Les problèmes humains ont toujours d'innombrables dimensions, donc optimiser sur la base de certains critères a inévitablement pour conséquence d'en empirer d'autres. Il y a par conséquent un arbitrage, un jugement de valeur, à faire entre les différents critères.

Pour revenir à l'exemple de départ, si on cherche à optimiser le budget d'un hôpital en achetant les médicaments dans les bonnes proportions plutôt que de manquer de certains pendant que d'autres se périment dans les placards, les fournisseurs des médicaments surnuméraires en pâtissent. Pourtant, à peu près tout le monde conviendra que c'est souhaitable.

Quand un décideur cherche à améliorer une situation sous sa responsabilité, il est tentant pour lui d'optimiser suivant des critères faciles à quantifier. Dans le cas de l'hôpital, ces critères seront par exemple le nombre de patients traités par unité de temps ou le coût financier d'utilisation des équipements, et les mesures négligeront alors les aspects les plus importants de la question, à commencer par le bien-être des patients et des soignants.

Quand certains dénoncent les conséquences de l'optimisation pratiquée dans les services publics, le fond de leur argumentation est valable. C'est la formulation qui est toxique : plutôt que de dénoncer la notion d'optimisation elle-même, il faudrait dénoncer la myopie des critères d'optimisation.

Ce qui m'amène à mon deuxième exemple : l'économie, et tout particulièrement la notion d'agent rationnel au cœur des modèles économiques, car les stigmates qu'elle a accumulés contaminent la notion de rationalité. Les agents rationnels, c'est nous : toutes les personnes, physiques ou morales, susceptibles de prendre des décisions économiques et qui le font rationnellement de manière à maximiser leur bénéfice.

La critique de gauche de cette idée, c'est qu'elle conduit à ne regarder que les conséquences financières à court terme des décisions. Hélas, cette critique montre surtout une profonde incompréhension du sens de ce modèle. À la décharge de ceux qui la formulent, cette erreur est largement entretenue par beaucoup d'économistes qui tiennent un discours nuancé en théorie mais jettent la nuance aux orties dès qu'il s'agit d'étudier un problème réel et se focalisent effectivement uniquement sur le bénéfice pécuniaire immédiat.

L'idée à la base du concept d'agent rationnel est qu'on ne fait jamais rien sans raison. Mais cette raison peut être aussi dérisoire que « parce qu'il en avait envie », « parce que ça lui faisait plaisir ». C'est donc quasiment une tautologie.

Si on pratique la psychanalyse, on va chercher à aller plus loin dans l'étude des causes, on va chercher pourquoi cette décision « lui » faisait plaisir, par quelle association d'idées forgée dans la petite enfance ce choix provoque des sentiments positifs.

L'économie se place de l'autre côté : elle ne tente pas d'analyser les causes des préférences personnelles mais leurs conséquences à l'échelle collective. Des centaines, voire des milliards, d'individus agissent chacun suivant ses propres souhaits, que peut-on en déduire globalement ?

Si un économiste me fait remarquer qu'un changement dans le trajet que j'emploie pour me rendre au boulot peut me faire gagner cent mètres, deux réponses s'offrent à moi : « Merci, je vais passer par là à partir de demain. », bien sûr, mais aussi : « Merci, mais je trouve mon trajet plus agréable. ». Dans les termes du modèle, cette dernière possibilité se traduit par le fait que mon bénéfice ne prend pas en compte seulement la distance économisée mais aussi l'agrément du trajet. C'est subjectif, quelqu'un d'autre aurait peut-être la préférence contraire, mais c'est mon choix, et l'économiste est censé en tenir compte.

Pour évaluer correctement les bénéfices dans la réalité, au delà d'un simple modèle-jouet expérimental, l'agent rationnel doit se tenir à peu près ce discours : J'existe à l'intérieur d'un corps et d'un esprit qui n'obéissent pas à des règles totalement rationnelles. Mon intérêt, en tant qu'agent rationnel, est que ce corps et cet esprit se portent le mieux possible. Je dois donc m'efforcer de nourrir et d'entretenir ce corps conformément à ses besoins biologiques et de stimuler cet esprit conformément à ses goûts ou ses sentiments.

L'économie ne nie pas l'irrationalité, elle la considère comme une donnée. C'est une donnée particulièrement difficile à appréhender, donc à modéliser et exploiter ; mais si la pratique de la science était facile, nous aurions déjà tout découvert.

Ce raisonnement holiste se poursuit à l'extérieur. L'agent rationnel se dit que son corps et son esprit existent au sein d'un monde et d'une société infiniment interconnectés. Les stimulations de l'esprit viennent d'autrui, donc sont plus riches quand les autres, individuellement et collectivement, se sentent bien. La nature est source de plaisir ; c'est aussi un laboratoire plus complexe que tout ce qu'on peut concevoir artificiellement. Il est donc rationnel de souhaiter le bien des autres individus, de la société et de la planète.

Mais si l'intelligence et la rationalité sont si bonnes que ça, comment se fait-il que l'environnement se porte si mal ? Comment se fait-il qu'on ait le réchauffement climatique, la pollution aux particules fines, le continent de plastique, etc. ?

Avant de tenter de répondre à cette question elle-même, je vais insister encore une fois sur le fait que ces problèmes sont avant tout humains. Pas au sens que les humains les ont causés, ça ne fait guère de doute, mais au sens où c'est le regard humain, intelligent, qui en fait un problème.

Il y a pas tout à fait deux milliards et demie d'années, la forme de vie dominante était les cyanobactéries. Et ces cyanobactéries ont, de manière totalement irresponsable, pollué leur environnement. Elles ont relâché dans les océans et l'atmosphère un gaz extrêmement toxique pour la plupart des espèces vivantes à l'époque en quantités énormes, au point de provoquer un des épisodes d'extinction massive les plus profonds de l'histoire de la Terre. À côté de cette catastrophe écologique, le réchauffement climatique, c'est de la gnognotte.

Pourquoi est-ce que j'évoque cet épisode ? Ceux familiers avec le sujet l'auront déjà deviné. Le gaz toxique que les cyanobactéries ont relâché dans l'atmosphère et qui a anéanti quasiment toutes les espèces de l'époque, c'est le dioxygène, qui est indispensable à toutes les espèces animales actuelles qui nous sont familières. L'événement est d'ailleurs connu sous le nom de grande oxygénation.

Si les cyanobactéries n'avaient pas, par négligence, détruit leur environnement, nous ne serions pas là.

Peut-être que dans deux-cents millions d'années, les descendants des tardigrades auront développé une société juste, égalitaire et respectueuse de son environnement, l'utopie que nous n'arrivons pas à construire. Cette société aura alors certainement des paléontologues qui étudieront l'époque où les mammifères étaient la forme de vie dominante. Ils raconteront l'histoire de cette espèce de primates qui a développé une forme rudimentaire de technologie mais l'a utilisée sans sagesse au point de provoquer sa propre extinction ainsi que celle d'une grande partie de son embranchement. Mais qui, ce faisant, a répandu sur la Terre des substances mutagènes qui ont permis le stade suivant de l'évolution.

Comment ces descendants des tardigrades nous jugeront-ils, du haut de leur sagesse ? Ils ne nous jugeront pas, pas plus que nous ne jugeons les cyanobactéries ou l'astéroïde qui a tué les dinosaures. On juge ses pairs, pas des phénomènes naturels.

Tout ça pour dire que la catastrophe écologique qui a commencé à se profiler est notre faute, évidemment, mais c'est aussi notre problème. C'est nous qui décidons, à la lumière de notre intelligence, qu'il est souhaitable de l'éviter.

Et donc, comment se fait-il que, malgré toute notre intelligence, nous nous soyons engagés dans cette voie catastrophique ?

Intelligence ne veut pas dire infaillibilité. Les êtres intelligents font des erreurs. La catastrophe écologique est une erreur collective.

Nous n'avons pas pollué juste pour le plaisir de polluer. La pollution est la conséquence de pratiques technologiques que nous avons adoptées parce que nous y voyions un bénéfice. Elle est le prix que nous payons aujourd'hui pour avoir cherché à améliorer nos conditions de vie hier et pour n'avoir pas su prévoir la gravité certaines conséquences ou ne pas en avoir tenu compte.

Je vais prendre deux exemples très frappants pour mettre en lumière les mécanismes à l'œuvre ici : le scandale de l'amiante et la pandémie de polio.

Dans l'histoire de l'amiante, où exactement se situe le scandale ?

Le scandale est-il d'avoir utilisé l'amiante et découvert plus tard qu'il était cancérigène ? Pas du tout ! Découvrir des conséquences néfastes ça peut arriver pour n'importe quelle pratique, y compris des pratiques bien établies et considérées comme indubitablement positives. C'est ce que je vais illustrer avec la polio.

Sur toute la fin du XIXe et le début du XXe siècle, la poliomyélite a tué ou rendu infirmes plusieurs millions de personnes dans le monde. Avant, c'était une maladie plutôt rare. Qu'est-ce qui a changé ? Quelle pollution, quel crime contre la nature avons-nous commis pour provoquer cette pandémie ?

La réponse, on l'a découvert plus tard, est : l'hygiène. Avant son développement, presque tout le monde était naturellement immunisé contre la polio par les anticorps maternels, puis était rapidement exposé au virus et développait sa propre immunité, et la transmettait à ses éventuels descendants. L'hygiène a brisé cette chaîne d'immunisation naturelle, de sorte que les quelques enfants qui se retrouvaient exposés au virus risquaient bien plus de développer la version aiguë de la maladie.

Comment y remédier ? Abandonner l'hygiène ? Certainement pas ! L'hygiène a apporté un bénéfice énorme dans nos conditions de vie. Même en comptant le spectre de la polio, le bilan est toujours très largement positif. C'est triste pour les individus qui ont personnellement souffert de la polio, mais sans l'hygiène la somme totale des souffrance humaines aurait été largement plus élevée. Heureusement, la science a trouvé une solution (reproduire artificiellement le mécanisme d'immunisation naturel, ça s'appelle la vaccination), de sorte qu'aujourd'hui, nous avons l'hygiène et tous ses bénéfices, et nous sommes débarrassés de la polio.

Tout ça pour dire que le scandale de l'amiante n'est pas d'avoir découvert les effets néfastes alors qu'on s'en servait déjà largement. Est-ce d'avoir continué à utiliser l'amiante alors que ces effets néfastes étaient connus ? Même pas. Le problème de l'amiante, c'est un risque de cancer, mais le bénéfice de l'amiante, c'est de réduire les risques d'incendie : un risque contre un risque, ça demande d'être pesé avec soin. Il y aurait peut-être des situations où le bénéfice de l'amiante dépasserait son danger.

Le vrai scandale de l'amiante, c'est que la décision de continuer à l'utiliser ait été prise de manière opaque, sans donner la parole aux gens concernés en premier lieu par ses risques. Les données scientifiques ont été muselées ou perverties, le débat public manipulé, les décisions prises entre pontes.

Bref, le scandale de l'amiante, c'est entre autres de ne pas avoir écouté la science, qui est l'outil de l'intelligence.

Cependant, dans le cas de l'amiante comme dans le cas du réchauffement climatique ou de la pollution en général, on prend progressivement conscience que les bénéfices récoltés ont un coût exorbitant, et on cherche à l'éviter.

C'est une des caractéristiques essentielles de l'intelligence : elle apprend de ses erreurs.

Mais quand on considère les sociétés dans leur ensemble, cet apprentissage est très lent. Ce n'est guère surprenant, c'est même très normal. Pour que la société apprenne, pour qu'elle évolue, il faut d'abord que des individus apprennent et évoluent, et ensuite qu'ils transmettent ce qu'ils ont appris aux autres. La communication entre individus est plusieurs ordres de grandeur plus lente que la communication entre les neurones d'un même cerveau, donc il en ira de même pour la vitesse d'évolution des sociétés par rapport à celle d'individus. Là où quelqu'un comprend en un mois, la société mettra dix ans ou un siècle.

Pendant que cette prise de conscience collective se produit, on va observer une situation paradoxale où une large proportion de la population est convaincue qu'il y a un problème, convaincue qu'« il faut faire quelque chose », mais où rien ne se passe parce que ce n'est pas encore suffisant pour franchir le pas. Mais ce paradoxe existe également à l'échelle individuelle, on l'observe par exemple tout particulièrement chez les marchands de tabac.

Nos sociétés exhibent un phénomène qui amplifie le problème et pour lequel je n'ai pas trouvé de parallèle individuel : les mécanismes du pouvoir, qu'il soit politique ou économique, sélectionnent et favorisent les individus les moins dotés d'empathie, donc ceux qui sont le moins à même de percevoir le bénéfice qu'il y a à ce que tout le monde ait de bonnes conditions de vie et à ce que la nature se porte bien, et les plus enclins à privilégier le bénéfice comptable à court terme.

Ce qui est naturel n'est intrinsèquement ni bon ni mauvais, car cette distinction est elle-même artificielle, fruit de l'intelligence. Pourtant, l'intelligence appliquée de manière imparfaite a tellement servi, par le passé et encore maintenant, à amplifier tant de pratiques nocives que certaines sensibilités ont ont développé une méfiance bien compréhensible. Compréhensible, mais néanmoins néfaste, car elle empêche de tirer pleinement parti de l'intelligence pour amplifier les bonnes pratiques.

Publié le 15 avril 2018