Ce qu'on apprend vraiment à l'école
Quasiment tous les professeurs enseignant en secondaire ont été confrontés à la grande question venant des élèves : « à quoi ça sert ? ». Plus jeunes, ils ont encore confiance en l'institution et apprennent sans (trop) rechigner ; plus vieux, ils ont choisi leur orientation et savent (à peu près) pourquoi ils sont là. Mais au niveau collège, et surtout lycée, ils veulent que ce qu'ils apprennent serve à quelque chose, et par là ils entendent serve immédiatement à quelque chose de concret dans la vie professionnelle ou courante.
Quand la question est posée, les enseignants sont souvent assez embarrassés. La réponse apportée le plus souvent tourne autour de l'épanouissement, sous-entendu épanouissement par la connaissance. C'est une réponse valable, mais c'est plus une pétition de principe qu'un argument, et quelqu'un qui ne ressent pas l'épanouissement qu'apporte la connaissance ne va pas être convaincu. Je vais essayer d'apporter quelques éléments de réponse plus originaux.
Pour commencer, je me plais à répéter, un peu par provocation, que la compétence la plus importante que les élèves travaillent tout au long de leur scolarité, c'est la capacité à se forcer à faire ce qu'ils ont besoin mais pas envie de faire. Parce que la vie d'un adulte est normalement constituée de beaucoup de tâches ingrates qu'il faut remplir, à commencer par le travail.
Si on adopte ce point de vue, le contenu de l'enseignement et des devoirs n'a pas d'importance, il suffit que ce soit rébarbatif. Donc c'est un argument dangereux à invoquer, il faut être prêt à assurer la suite. Heureusement, ce n'est pas le seul mérite des enseignements scolaires.
Ce qu'on apprend à l'école est souvent réparti deux catégories selon s'il s'agit d'une connaissance un d'un savoir-faire. De manière superficielle, ce n'est pas une distinction absurde, et certainement utile pour concevoir les manières d'évaluer. Mais elle rate une partie du phénomène d'apprentissage.
L'exemple le plus flagrant que j'ai trouvé est celui de l'écriture. Suivant cette distinction, l'écriture est une compétence. Ça veut dire, en gros, que si on a un mot écrit sous les yeux, on peut l'identifier. Ce qu'on oublie en disant ça, c'est que si on a un mot écrit sous les yeux, on ne peut pas ne pas l'identifier. On ne peut pas s'empêcher de lire quelque chose qui se trouve au centre de notre champ de vision. Lire n'est pas juste une compétence, c'est un réflexe, au moins dans le sens profane du terme.
Je trouve d'ailleurs remarquable que la lecture, qui est un phénomène très récent — quelques millénaires pour son apparition, mais surtout quelques décennies pour sa généralisation dans la population humaine — à l'échelle de l'évolution génétique et qui arrive assez tard dans le développement des individus, s'incarne dans des aires cérébrales précises. On dirait que le cerveau sait qu'il doit garder ces aires libres et disponibles pour un apprentissage qui viendra quelques années plus tard.
(Je me rends compte que ce qui précède peut être vu comme un appel du pied à l'intelligent design. Ce n'est pas du tout mon propos. Ce que je cherche à souligner, c'est qu'au delà de l'hérédité des gènes de parents à enfants, il existe d'autres mécanismes de transmission de caractères que nous commençons à peine à découvrir avec l'étude des phénomènes épigénétiques.)
Tout ça pour dire que l'apprentissage de la lecture, une compétence enseignée à l'école, réquisitionne une partie de notre cerveau et la transforme en profondeur.
On peut tenir le même discours pour l'écriture, bien entendu. Quand je veux écrire un b cursif, je ne pense pas consciemment « une grande boucle puis une toute petite boucle », je pense « b » et ma main trace les deux boucles toute seule. Les lignes d'écritures que nous avons répétées à l'école ont forgé des automatismes à très bas niveau.
À ce stade, une question s'impose : la lecture et l'écriture sont-elles l'exception ou la norme ? Dit autrement : y a-t-il d'autres enseignements scolaires qui développent exprès des automatismes profonds chez les élèves ? La question se pose tout particulièrement pour les enseignements plus tardifs, car ils sont plus complexes. Je pense qu'il y en a effectivement, et je vais le développer dans les cas de l'orthographe, de la littérature et des mathématiques.
L'orthographe, c'est la partie de la langue écrite qui ne s'entend pas à l'oral. Certains en déduisent qu'elle est inutile ; un célèbre texte de Mark Twain souligne l'absurdité de cette idée, mais sans l'expliquer. La meilleure raison, à mon avis, est très simple : l'orthographe nous permet de lire plus vite.
Pour expliquer le phénomène, je vais faire une digression dans le domaine des télécommunications numériques. La problématique est la suivante : étant donné un support (câble de cuivre, ondes radio, etc.), comment faire passer un signal avec le meilleur débit possible, tout en garantissant qu'il soit parfait à l'arrivée. La difficulté réside dans le fait que le support lui-même n'est pas parfait et introduit des erreurs. Plus on cherche à augmenter le débit, plus les erreurs sont fréquentes ; mais même à très basse vitesse les erreurs arrivent, donc un protocole doit forcément en tenir compte.
Deux outils mathématiques permettent de les éliminer : les codes détecteurs d'erreur et les codes correcteurs d'erreur. Les codes détecteurs d'erreurs, c'est un peu le principe de la preuve par neuf : on ajoute au signal (ou à des tranches du signal) le résultat d'un calcul arbitraire sur ses données, à l'arrivée on refait le même calcul et si le résultat diffère on sait qu'une erreur s'est produite et qu'il faut demander à l'expéditeur de renvoyer le message. Un code correcteur d'erreur fonctionne sur le même principe, mais le calcul de contrôle a été conçu pour que, dans le cas des erreurs typiques du support, la différence entre le résultat attendu et celui obtenu permette de déterminer où elles se situent et donc de les corriger.
Ces codes constituent un gaspillage d'une partie du débit ; mais ils sont indispensables, donc ce n'est pas vraiment du gaspillage. Cependant, il y a une grande marge de manœuvre pour choisir la quantité qu'on en met, entre une somme de contrôle de quatre octets pour un fichier d'un giga-octet et un code permettant de corriger une erreur tous les quelques octets. En particulier, les codes correcteurs sont nettement plus gourmands que les codes détecteurs. Pour choisir entre les deux et doser la quantité, il faut regarder bien sûr la probabilité d'erreur, mais pas seulement. Il faut aussi examiner les caractéristiques de latence et de dépendance du support, c'est à dire, respectivement, combien de temps il faut attendre la réponse quand on demande à l'expéditeur de renvoyer un morceau des données, et à quel point il est possible de continuer à traiter les données suivantes pendant qu'on l'attend. Si la latence et la dépendance sont fortes, il est largement préférable d'utiliser des codes correcteurs.
J'en reviens à l'orthographe et à la lecture. Si on cherche à lire vite, on va souvent mal voir des mots. Quand ça arrive, il faut que les yeux interrompent leur balayage pour retrouver le mot raté : c'est de la latence. Chaque mot peut changer la manière de comprendre le reste de la phrase : c'est de la dépendance. Quand il y a de la latence et de la dépendance, les codes correcteurs d'erreur sont préférables.
L'orthographe est une forme de code correcteur d'erreur : si je ne suis pas sûr d'avoir lu « le » ou « les », l'éventuel s à la fin du mot suivant me permettra de trancher sans avoir besoin de revenir en arrière. L'orthographe introduit de la redondance dans l'écriture, la même information (pluriel, genre, personne, etc.) est présente à plusieurs endroit de la phrase.
Une autre manière de le dire, plus mathématique : parmi l'ensemble de toutes les suites de phonèmes possibles, la proportion de suites qui sont des phrases valides est très petite ; à l'écrit, grâce à l'orthographe, cette proportion est encore plus faible ; en conséquence, on peut tolérer plus d'erreurs avant que la phrase commence à ressembler à une autre phrase valide.
Pour que ce phénomène joue et apporte un bénéfice dans la vitesse de lecture, il faut qu'il soit automatique. S'il fallait réfléchir explicitement à l'orthographe quand on a un doute sur un mot qu'on vient de lire, il serait plus rapide de juste le relire. D'où les exercices pour développer cet automatisme. Exercices qui ne sont pas forcément les plus efficaces, d'ailleurs, parce qu'ils n'ont pas été optimisés spécialement dans cette optique. Peut-être que corriger un texte à fautes serait plus formateur que la dictée ; peut-être au contraire exposer l'élève aux fautes serait-il contre-productif. On ne le saura qu'en expérimentant.
L'étude de la littérature, quant à elle, développe la capacité à comprendre un texte dans son ensemble. Les textes étudiés sont souvent choisis sur la richesse de la langue, c'est à dire la présence de nuances subtiles exprimées de manière élégante. L'élégance de la tournure est importante pour rendre la lecture agréable et maintenir l'intérêt du lecteur. Décortiquer ces textes permet d'apprendre à comprendre non seulement le sens grossier du texte mais également les nuances que l'auteur y a placées.
Avec le temps, cette compréhension devient automatique, on en profite sans réfléchir en lisant un article d'actualité, la description d'un produit, le discours d'un politicien, etc. Et on en vient également soi-même à s'exprimer de manière plus précise et plus élégante.
(Il y a quelques années, un politicien fier de son manque de culture s'était moqué d'un concours de la fonction publique qui exigeait l'étude de La princesse de Clèves. Pourtant, être capable de s'intéresser à la vie ennuyeuse d'une princesse qu'on ne connaît pas exprimée dans un français bizarre, n'est-ce pas un bon critère pour sélectionner des gens qui auront à s'intéresser aux problèmes ennuyeux d'usagers qu'ils ne connaissent pas parfois exprimés dans un français approximatif ?)
J'en arrive au cas des mathématiques. Savoir compter, calculer, mesurer, personne ne nie l'importance de ces compétences dans la vie courante. C'est plus tard, avec l'introduction de la notion de démonstration, que les critiques commencent — et, incidemment, qu'on peut parler de mathématiques et pas seulement de calcul.
Il est probablement vrai que très peu de gens auront besoin, après leur scolarité, de rédiger ou de comprendre une démonstration rigoureuse. Mais il est tout autant vrai qu'un boxeur n'a pas le droit d'utiliser une corde à sauter pour attaquer son adversaire : pourquoi une si grande partie de son entraînement consiste-t-elle alors à sauter à la corde ? Parce que ça développe efficacement les muscles dont il a besoin. Les mathématiques, de même, contribuent efficacement à développer certains circuits cérébraux utiles au quotidien.
Lorsqu'on élabore une démonstration, il faut en permanence faire attention à tous les petits détails qui pourraient rendre les déductions incorrectes. Par exemple : je suis en train de multiplier à gauche et à droite par x, suis-je sûr que x n'est pas zéro ? Dans la vie courante, nous sommes souvent exposés à des déductions, souvent dans le but de nous convaincre d'acheter quelque chose : « ce paquet de lessive est moins cher que l'autre, donc il faut l'acheter ». Ah ? Mais ne faut-il pas aussi regarder combien de lessives chacun permet de faire ? Si on pratique assez les mathématiques, cette attention aux failles de raisonnement devient automatique, et donc beaucoup plus fiable.
Quand on grandit, on apprend à marcher : il faut développer la coordination des deux jambes et les réflexes d'équilibre. Mais savoir poser un pied devant l'autre n'est pas suffisant : on doit aussi apprendre à faire attention où on les pose, ce qui arrive en tombant et en se faisant mal aux genoux. On sait marcher quand cette attention est devenue automatique, car ça libère l'esprit pour faire en même temps d'autres choses.
Comme les chutes nous entraînent à nous méfier d'où on pose nos pieds, la pratique des mathématiques nous entraîne à nous méfier d'où on pose nos idées.
Les mathématiques nous aident donc à développer une part de notre esprit qui surveille en permanence notre discours et celui d'autrui pour y détecter les erreurs de raisonnement, les préjugés et même les escroqueries ; j'ai envie de l'appeler l'« esprit critique ». Qu'il soit automatique et relégué au stage pré-conscient garantit qu'il soit toujours actif sans fatigue mentale. Or avoir confiance en son propre esprit critique permet d'accorder sa confiance à autrui beaucoup plus sereinement.
Ces exemples montrent que plusieurs disciplines scolaires contribuent à structurer et optimiser l'esprit dans des domaines qui ne sont pas directement les contenus étudiés et d'une manière bien plus profonde et subtile que le simple apprentissage d'informations ou de techniques. Il est important de bien comprendre ces mécanismes, faute de quoi une réforme malencontreuse pourrait les affaiblir. L'expliquer aux élèves peut également alléger le sentiment d'arbitraire qu'ils éprouvent souvent.
Publié le 3 janvier 2018
Dernière modification le 16 avril 2018