Sois réaliste, n'étudie pas ce qui t'intéresse

Dans la vie des gens, les moments importants s'annoncent avec plus ou moins de fanfare. Chez les jeunes, et si on parle d'enseignement, le bac est un de ceux qui en ont le plus. Mais il y en a un très important auquel on pense très peu : le conseil de classe du troisième trimestre de seconde, cinq minutes pour décider une vie.

Le conseil de classe du troisième trimestre de seconde, c'est le conseil de classe de l'orientation : c'est à ce moment qu'on décide quelles spécialités chaque élève va étudier pendant le reste de sa scolarité : plutôt des sciences, plutôt des lettres, ou bien des disciplines plus techniques et spécialisées. Cette spécialisation plus ou moins poussée conditionnera un peu plus tard les possibilités d'études supérieures, et donc encore plus tard la carrière professionnelle.

Je vais le dire autrement.

Le conseil de classe du troisième trimestre de seconde, c'est le moment où les enfants vont voir les adultes qui représentent la société pour eux et leur disent, des étoiles dans les yeux « je veux étudier les maths et les sciences » ou « je veux étudier la géopolitique et l'économie » et où ces adultes sont obligés de leur répondre « t'as vu ton niveau ? on va te laisser essayer de faire de la comptabilité, estime-toi heureux qu'on ne t'envoie pas en lycée pro ».

C'est quoi ce monde de merde dont nous sommes tous complices ?

Ce n'est pas toujours aussi tragique, heureusement. Heureusement ? Certains enfants ont, hasard des conditions sociales et des prédispositions aux causes encore inconnues, tout à fait le niveau pour étudier ce qui les intéresse. D'autres, beaucoup plus, ont fait des vœux réalistes d'orientation avec l'aide de leurs professeurs : ils ont intériorisé le peu de valeur que la société voit en eux, et ont modéré leurs rêves en conséquence.

Notre société est riche. Depuis deux générations, nous produisons largement assez pour subvenir à nos besoins. Avec le progrès technique, de nos jours il suffirait qu'un tiers, peut-être un quart, des gens soient au travail pour nous assurer une vie déjà confortable. Le reste du temps pourrait être consacré, en partie, à étudier, à créer. À nous comporter en humains et non en fourmis.

Mais parce que nous avons laissé les fruits du progrès être accaparés par les propriétaires des robots, la survie est restée une compétition. Il y a assez pour tout le monde, mais on décide que seuls les plus méritants y ont droit. Il y a toujours plus sur la table du banquet, mais il y a de moins en moins de chaises.

Et cette compétition, nous l'imposons à nos enfants. Nous écrasons leur ambition sous son matérialisme.

Si nous prenons conscience de la richesse de notre société, si nous nous rendons compte qu'il y a assez pour tout le monde, sans qu'il y ait besoin de chair fraîche pour les chaînes de production, alors nous pouvons décider de les libérer de cette compétition, décider de les laisser s'épanouir sans ce poids sur leurs épaules.

Ce poids, c'est la menace de l'échec, avec sa contrainte de temps. Il faut avoir le bac à 18 ans pour avoir un diplôme et être embauchable à 21 ans, parce qu'après il faut commencer à accumuler les trimestres pour la retraite. Oui, nous imposons à des enfants de seize ans à peine de penser à la retraite.

Il ne faut surtout pas « perdre une année », mais selon quelle logique viciée une année pendant laquelle on a appris des choses intéressantes est-elle perdue ? Sûrement, une année consacrée à étudier une passion, même lentement, est moins perdue qu'une année consacrée à péniblement apprendre des techniques et méthodes professionnelles qui seront probablement obsolètes le temps d'arriver à un emploi.

Nous pouvons décider de le faire, mais ça ne suffit pas. Il faut aussi nous en donner les moyens. Heureusement ces moyens existent. Puisque nous n'avons pas besoin que tout le monde soit aux champs, à la mine ou derrière une chaîne de production, nous pouvons recruter et former autant de profs et autres acteurs de l'enseignement que nous voulons. Nous pouvons les récompenser avec de bonnes conditions de travail et un respect social élevé ; les bonnes conditions de travail et le respect sont de toutes façons nécessaires pour que l'enseignement se passe bien.

Quant aux moyens matériels, si les moyens humains sont suffisants, ils ne sont pas si énormes, nous avons aussi assez pour les les satisfaire. De plus, l'argent investi dans l'enseignement, contrairement à celui distribué aux grandes entreprises, ruisselle vraiment, il dynamise la vie tout autour des écoles. C'est un investissement qui coûte en réalité beaucoup moins cher que son prix visible.

Mais, nous répond-on souvent, sans la menace de l'échec, les enfants ne seront pas motivés, ils ne travailleront pas à l'école. Je ne vais pas m'étendre sur la réponse à cet argument, je vais juste souligner ceci : ceux qui l'invoquent sont à peu près toujours des gens qui ont eux-même connu le succès facilement. Des gens pour qui la menace de l'échec était très lointaine et ne les a jamais réellement concernés. Ils ont trouvé d'autres motivations pour leur réussite, mais ils prétendent que les autres, ceux en dessous dans l'échelle sociale, n'en seraient pas capables. Je crois qu'on appelle ça du classisme.

Et c'est en plus de l'absence d'empathie, pour ne pas se rendre compte des dommages que fait la pression permanente sur l'esprit des jeunes. Les gens en général, et les enfants en particuliers, sont bien mieux motivés par l'envie, par la passion, que par la menace.

Nous avons bâti notre société autour de la compétition, parce que c'était peut-être un bon moyen pour avancer. Mais avec l'automatisation et l'accaparement des fruits du progrès, cette compétition pour le succès est devenue une compétition pour la survie, et ce faisant elle est devenue un poids pour la plupart, un frein au progrès.

L'étape numéro 1, pour bâtir un monde meilleur, ce sera de reprendre aux capitalistes les fruits du progrès. Mais l'étape numéro 0, c'est de nous rendre compte que tout ceci c'est possible, et de vouloir le réaliser.

Alors décidons de refaire de l'enfance une enfance, un âge d'insouciance. Décidons de laisser les enfants étudier ce qu'ils veulent étudier, laissons-les étudier à leur rythme, laissons-les essayer, laissons-les faire des erreurs, les erreurs sont aussi formatrices et ils auront toujours appris quelque chose. Trouvons des moyens de les motiver autres que la menace de la misère future, poussons-les vers l'ambition intellectuelle plutôt que le réalisme économique.

Nous en avons les moyens, et si nous le faisons, alors le monde dans deux générations sera vraiment meilleur.

Avant de finir, j'aimerais lancer une petite idée : le baccalauréat complet. Comme la crêpe complète, c'est le baccalauréat avec tous les principaux ingrédients : les sciences dures, les sciences humaines et sociales, les arts et lettres, à obtenir par ceux qui le veulent, en prenant le temps qu'il faut. « Tu fais quoi, toi, l'an prochain ? — Médecine, et toi ? — Je ne sais pas encore, je pense que je vais compléter mon bac et chercher ma voie encore un an. »

“All knowledge is worth having.”

Publié le 1er juillet 2020
Dernière modification le 3 août 2020