Si j'étais candidat : 4. Éliminer la misère

Cet article fait partie d'une série où j'imagine être candidat à l'élection présidentielle française, et où je demande aux lecteurs de jouer le jeu. Pour des précisions sur la démarche et mes raisons, se reporter à l'article introductif de la série.

La France a les moyens d'assurer que personne ne vive dans la misère, et donc nous allons le faire. Mais comment en pratique ?

Pour commencer, il faut se rappeler : ça va coûter cher. Mais nous voulons le faire, donc nous allons nous en donner les moyens : nous allons accepter de payer des impôts, et d'abord d'en faire payer aux secteurs industriels les plus prospères, assez pour réaliser notre projet.

Ensuite, il faut décider l'objectif précis. Personne en France ne doit être privé d'un logement : fixons le type de logement, la superficie, la distance aux activités. Personne en France ne doit avoir faim : fixons le genre de nourriture disponible, la quantité. Fixons la qualité des soins et les délais dans les hôpitaux, fixons la disponibilité des transports, fixons la qualité de l'éducation, etc.

Bref, comme le disent les économistes, définissons un panier de biens et de services, le minimum qui doive être disponible pour tout le monde.

Ce panier doit être au moins suffisant pour vivre décemment. Mais il faut se rappeler qu'il représente aussi le niveau de vie de quelqu'un qui a décidé de consacrer son temps à la vie associative de son quartier. Le niveau de vie d'un potentiel inventeur génial. Le niveau de vie d'un artiste encore incompris. Nous devrions probablement être plus généreux que seulement vivre décemment. C'est un choix à faire collectivement, et nous pourrons le faire évoluer à mesure que la productivité augmentera.

Une fois le minimum défini, il faut s'assurer que tout le monde puisse en bénéficier.

Il faudra des logements sociaux. Peut-être des cantines publiques. Mais une vie décente ne demande pas seulement les grands besoins de base, ça demande de remplir également plein de petits besoins périphériques. Ça demande, par exemple, de pouvoir avoir une montre. L'état ne va pas créer des usines nationales de montres : de la montre fantaisie pas chère à la montre connectée haut de gamme, le marché arrive bien à fournir des montres à tout le monde.

Pour permettre aux gens de satisfaire les besoins qui sont correctement gérés par le marché, le plus efficace est simplement de leur donner de l'argent. C'est une solution qui a en plus le mérite de donner de l'autonomie, une autorité sur ses propres choix, ce qui est nécessaire à une vie décente. C'est une solution qui respecte le principe de faire confiance aux gens.

Nous avons déjà des programmes qui fournissent de l'argent aux gens dans le besoin. Mais afin de s'assurer que les gens sont vraiment dans le besoin, ils sont bardés de conditions, de justificatifs à fournir, des délais pour instruire le dossier. Pendant ce temps, la misère. Et si on ne rentre pas dans les cases prévues, la misère encore.

Nous avons un programme dont la seule condition, en principe, est de manquer d'argent : le revenu de solidarité active (RSA), anciennement revenu minimum d'insertion (RMI). C'est une bonne idée, mais elle souffre de nombreux défauts. Puisqu'il est destiné à des gens qui manquent d'argent, son montant diminue dès qu'ils commencent à en gagner par eux-mêmes : déjà qu'il n'est pas facile de gagner de l'argent dans les circonstances, cette retenue décourage les efforts. Comme si vous vouliez sortir d'un puits mais que les parois s'effritaient sous vos doigts, vos efforts pour échapper à la pauvreté vous y ramènent.

Comme si ce défaut n'était pas suffisant, certains élus locaux ont voulu conditionner le RSA à un bénévolat, sans se rendre compte de l'absurdité d'appeler bénévolat un travail obligatoire et avec contrepartie.

De plus, pour s'assurer que seuls ceux qui en ont besoin et le méritent reçoivent le RSA, de nombreux justificatifs sont à fournir. En conséquence, beaucoup de personnes qui auraient besoin du RSA et y auraient droit n'en bénéficient pas, ou ne le reçoivent que beaucoup trop tard.

Enfin, le RSA n'est pas d'un montant suffisant pour permettre de vivre dignement.

Toutes ces restrictions sont reliées au fait très grave que dans la tête de la population et dans le discours des politiciens, il est honteux de recevoir le RSA, d'en avoir besoin. La société, les mécanismes économiques, ne parviennent pas à fournir de quoi survivre à tout le monde, et on fait des plus pauvres les coupables de cet état de fait. Les préjugés sont la raison des restrictions brimatoires, qui font du RSA une aide misérable, et cette misère renforce les préjugés. C'est un cercle vicieux qu'il faut briser.

Pour essayer éviter ces effets pervers, je propose d'éliminer les conditions pour l'accès au RSA. Et par la même occasion d'éliminer le A dans le nom, qui ne veut rien dire.

Donc, soit le revenu de solidarité, suffisant pour une vie décente et donné à tous ceux qui en font la demande.

Mais, me dira-t-on, s'il suffit d'en faire la demande, alors ceux qui n'en ont pas vraiment besoin le demanderont quand même. Les riches le demanderont quand même. Oui, c'est vrai. Et ce n'est pas grave, c'est nécessaire et c'est même souhaitable. Je m'explique.

Ce revenu de solidarité, il faudra bien le financer, donc augmenter les impôts. L'impôt est progressif, donc il s'agit d'une redistribution : ceux qui ont un revenu élevé payent plus d'impôt, ceux qui n'ont pas de revenus profitent du revenu de solidarité. Si ceux qui ont déjà un revenu élevé le touchent également, il faudra d'autant plus augmenter les impôts, donc ils le paieront eux-mêmes. Ça ne fait aucune différence comptable.

De toutes façons, cette ouverture, cette universalité, est nécessaire : il faut se rappeler que chaque barrière dressée pour empêcher quelqu'un qui n'en a pas besoin de recevoir une aide est également un écueil sur le chemin de quelqu'un qui en a besoin. Le revenu de solidarité a vocation à être le rempart ultime contre la misère, donc il doit comporter le strict minimum d'écueils.

Et pour finir, c'est le fait que tout le monde profite de ce revenu qui évite le stigmate social associé. On peut avoir honte de demander une aide sociale pour survivre, mais on ne va pas avoir honte de recevoir le même revenu que tout le monde, le même revenu que tous les notables admirés. Ce n'est pas un mode de pensée sain, c'est un mode de pensée où des gens parfaitement normaux se blâment pour les échecs de la société, mais c'est un mode de pensée très répandu, et pour guérir la société il est nécessaire de le désamorcer.

Ce revenu de solidarité que je propose n'est pas une lubie de ma part, c'est une instance d'une mesure très bien connue, appelée parfois revenu universel, parfois revenu citoyen, parfois revenu de base. Ses bienfaits sur la société ne sont plus à prouver, de nombreux programmes pilotes l'ont déjà fait. On peut se demander pourquoi elle n'a pas été mise en place depuis longtemps. On peut vraiment se le demander. À droite, la raison est à mon avis qu'elle donne trop de pouvoir de négociation aux travailleurs par rapport aux employeurs. À gauche, c'est plus subtil : je dirais que l'idée déplaît parce qu'elle ne s'inscrit pas dans la dialectique marxiste officielle ; la gauche a trop l'habitude d'être contre, le revenu universel est une mesure qui demande d'être pour, car elle ne s'oppose à rien.

Je récapitule. Nous définissons un niveau de vie minimal, le niveau de vie au dessous duquel aucun Français ne devrait risquer de tomber, le niveau de vie que nous voulons offrir à ceux d'entre nous qui ont envie de consacrer leur vie à autre chose qu'à une carrière professionnelle. Nous nous assurons que les services publics qui contribuent à ce niveau de vie fonctionnent bien. Et enfin, nous calculons combien d'argent il faut pour avoir ce niveau de vie dans ces conditions, et l'état verse régulièrement cette somme à tout le monde.

Ce revenu de solidarité n'est pas une panacée. Il ne résoudra pas à lui seul tous les problèmes de la société. Mais il aura le mérite de décontracter la société, de lui permettre de se réformer, de s'améliorer.

En effet, beaucoup d'aspects de notre société sont figés parce que les changer ferait courir des risques accrus à certains membres dans une situations précaire : les choses ne peuvent pas bouger de peur de faire tomber des gens dans les failles du système social. En plaçant sous l'édifice une fondation solide et juste, le revenu de solidarité bouche ces failles et débloque la possibilité de réformes, d'améliorations.

Le revenu de solidarité permet la suite de mon programme.

Publié le 27 décembre 2019