Pour une économie informelle locale

J'ai un peu de scrupules à publier cet article, car je ne pratique pas du tout ce que j'y prêche : je ne me fais jamais livrer de repas parce que ça ne correspond pas du tout à l'organisation de ma vie, et je gère mes ordinateurs tout seul de manière satisfaisante. Mais je pense quand même qu'il y a une bonne idée à partager.

Jadis, les bourgeois, même les petits bourgeois, avaient au moins un domestique qui leur préparaient à manger. De nos jours, les CSP+ ont une app sur leur smartphone qui leur fait livrer un repas à domicile. Certains bourgeois avaient un chauffeur ; les CSP+ commandent un Uber (ça rime).

Les relations professionnelles de service personnel étaient plutôt passées de mode pendant le vingtième siècle, mais elles sont revenues au vingt-et-unième par le biais de la fameuse « gig economy ». Mais maintenant, les domestiques peuvent choisir leurs horaires. Et la plateforme prend une commission.

La gig economy n'est pas fondamentalement mauvaise. Dans une société où il est largement admis que vivre de revenu universel et de bibliothèques est un choix honorable, que quelqu'un puisse gagner de l'argent au gré de ses envies en faisant du vélo ou la cuisine pour autrui, c'est une très bonne chose. Et il est normal que quelqu'un qui contribue à la prospérité collective, un éboueur par exemple, ait de l'argent disponible qu'il puisse consacrer à se faire rendre ce genre de service. La gig economy les met en relation.

Dans la société où nous vivons, les publicitaires gagnent plus que les éboueurs, et les gens ont recours à la gig economy par nécessité plutôt que par envie. Ce que je vais dire s'applique quand même, car je vais parler de la manière de faire, pas des mécanismes sociaux autour.

Je prends l'exemple de la livraison urbaine de repas. Disons, pour fixer les idées, que vous êtes celui qui veut se faire livrer, et que c'est quelque chose que vous faites souvent : vous choisissez à la carte sur votre smartphone, vous validez et un peu plus tard un inconnu vient vous apporter votre repas.

Mais il y a certainement à proximité de vous des gens qui gagnent leur vie comme ça, en livrant des repas pour une plateforme. Peut-être l'étudiant qui loue la soupente dans votre immeuble, peut-être les enfants du boulanger.

Est-ce que vous avez envisagé de vous passer d'intermédiaire ?

Avant de lire plus loin, essayez de calculer combien vous dépensez, en moyenne, en repas à vous faire livrer, par semaine par exemple.

Vous pourriez aborder une de ces personnes et lui demander de vous livrer à manger et la payer directement. Ça n'aurait rien d'absurde, ce serait juste bousculer un peu des habitudes sociales récentes.

Il y aurait quelques inconvénients, bien sûr. Les plateformes de gig economy fournissent quelques garanties. Mais elles font payer ces garanties ; pour quelqu'un qui a les moyens de se faire livrer ainsi, il s'agit de sommes négligeables, pour lesquelles l'auto-assurance est plus rentable.

Et il y a aussi de nombreux avantages.

On pense immédiatement à l'avantage pécuniaire : on économise la commission de la plateforme. Mais c'est justement l'avantage qu'il ne faut pas prendre. Cette commission, cet argent en rab par rapport au strict minimum, c'est ce qui va permettre à une relation saine de se développer. Pensez-y comme à un pourboire généreux mais mérité, mais rappelez-vous que ce n'est pas un pourboire, c'est la somme dont vous aurez convenu ensemble, une rémunération honnêtement gagnée.

Mais si l'avantage n'est pas que c'est moins cher, quel est-il ? L'avantage, c'est que ce ne sera plus un inconnu qui vous apportera à manger mais quelqu'un que vous pourrez apprendre à connaître, avec qui vous pourrez développer une relation.

Vous aurez devant vous une personne qui a accepté de vous apporter à manger contre de l'argent. Vous aurez toute liberté pour discuter avec elle de la manière dont ça doit se passer, avec beaucoup plus de souplesse que ce que la plus souple des plateformes automatisées peut proposer. Utiliser des plats non jetables ? Livrer à un endroit insolite ? Tout est possible si votre livreur (et éventuellement le restaurateur) est d'accord, pour une rémunération adéquate.

Même si vous n'avez pas de desiderata particulier, avoir une personne, toujours la même, comme interlocutrice présente des avantages. Vous connaissez l'image d'Épinal de l'habitué d'un restaurant que le serveur connaît assez bien pour lui apporter sa boisson sans demander et pour qu'ils échangent des nouvelles de leur famille ? Vous pouvez développer la même relation avec votre livreur. Si le plat que vous avez commandé n'est pas possible, il saura quoi faire. Si vous avez oublié de choisir la sauce, il y pensera pour vous. Il connaîtra les nouveaux restaurants et pourra vous en parler. Ça ne change pas la vie, mais ça la rend plus agréable.

En face aussi, traiter directement avec le client a des avantages : il pourra organiser ses trajets plus intelligemment, peut-être conseiller des restaurants aussi bons mais plus proches, négocier avec vous un horaire plus pratique ponctuellement. Le gain n'est pas seulement pour vous.

Il faut se rappeler que la plateforme existera toujours. Si un jour votre livreur n'est pas disponible, il suffit de commander avec l'app. Si vous ne le trouvez pas assez sérieux, vous pouvez mettre fin à la collaboration — mais parlez-lui d'abord. S'il vous trouve trop exigeant, c'est lui qui peut vous laisser tomber. La plateforme fixe un plancher, un minimum pour les conditions, et votre arrangement ne peut qu'être un mieux par rapport à ce plancher. Sachant qu'en plus, la commission de la plateforme que vous n'avez pas à verser si vous traitez directement ensemble est un bon lubrifiant pour une relation mutuellement profitable.

Ce genre d'arrangement informel peut même donner lieu à d'autres arrangements informels. Peut-être votre livreur a-t-il un voisin qui fait une bonne paella, et toujours trop : il pourrait vous en proposer une portion. Un livreur débrouillard pourrait se tisser un réseau de célibataires qui aiment faire la cuisine mais pas manger la même chose trois jours de suite et apprécient donc de pouvoir vendre assez facilement une ou deux portions, ça rembourse les ingrédients et plus. Et vous y gagneriez en variété dans ce que vous pouvez manger.

L'échange peut aller dans les deux sens. Peut-être que vous hésitez à adhérer à une AMAP, mais que les paniers sont trop gros pour vous. Le surplus de votre panier peut payer en nature une partie de vos repas. Les échanges de ce genre ne seraient pas possibles dans le cadre d'une plateforme anonyme.

Ainsi, toute une économie informelle peut se développer à l'échelle d'un quartier autour de l'idée de transporter à manger entre ceux qui aiment cuisiner, professionnels ou particuliers, et ceux qui ont du revenu disponible. Une économie basée non pas sur la recherche du profit mais sur l'idée qu'un service utile mérite une gratitude concrète.

Je parle d'une économie informelle, c'est à dire où les acteurs ne consacrent pas leur temps systématiquement à la même activité, mais ne le font qu'au gré, idéalement de leurs envies, en pratique de leurs besoins, comme ça se passe actuellement pour la gig economy. Mais il faut souligner qu'informelle ne veut pas forcément dire clandestine : en principe, il faut s'acquitter des taxes et cotisations sociales associées à ces échanges. Cependant, il faut aussi se rappeler que la fiscalité est hostile aux travailleurs indépendants, et la faire évoluer.

J'ai pris l'exemple de la livraison de nourriture en milieu urbain, mais d'autres secteurs peuvent être transformés pour faire émerger une économie informelle locale.

Il y en a un en particulier dont j'aimerais parler, car c'est une industrie qui devrait prospérer mais n'existe presque pas : faire marcher votre ordinateur.

Si vous faites comme la majorité des consommateurs, vous achetez vos ordinateurs avec les logiciels de base préinstallés. Vous l'ignorez peut-être, mais ils ne sont pas gratuits, ils représentent une part non négligeable du prix d'achat. Peut-être que vous achetez ensuite d'autres logiciels dont vous avez besoin, ou peut-être que vous payez un abonnement, ça se fait de plus en plus. Ces logiciels payants sont censés marcher tout seuls, sans problèmes, mais nous savons que ce n'est pas vrai.

Savez-vous qu'on peut avoir un ordinateur parfaitement fonctionnel en ne dépensant rien en logiciels — et je ne parle pas de piratage, évidemment ? Il suffit de payer en aptitudes et en temps plutôt qu'en argent.

Si vous avez plus d'argent que de temps et d'aptitudes, je comprends que vous préfériez payer. Mais vous pouvez quand même choisir de dépenser votre argent mieux qu'en achetant des licences ou qu'en rachetant une machine neuve quand la précédente semble trop lente.

Comme il n'y a pas déjà de plateforme, comme ça demande des compétences un peu plus pointues qu'être à l'aise à vélo, trouver un prestataire sera plus difficile. Mais ils existent, c'est possible. Je conseillerais de contacter un bureau des élèves d'une école d'ingénieurs ou d'un IUT, par exemple.

À ce prestataire, il suffit de demander, sur le modèle informel de la gig economy, « s'il vous plaît, faites marcher mon ordinateur ». On peut commencer par des tâches précises : « installez le logiciel dont j'ai besoin », « configurez mon imprimante ». On peut enchaîner vers des tâches plus complexes : « mon ordinateur est devenu trop lent, j'envisage de le changer, est-ce qu'on peut lui redonner une nouvelle jeunesse ? ». La réponse est oui : avec les bons logiciels, les vieux ordinateurs défient l'obsolescence programmée.

Pour remplir ces tâches sans dépenser en logiciel, il utilisera certainement beaucoup de logiciels libres. Je passe sur les détails légaux, il s'agit de logiciels conçus et distribués dans une optique de partage et d'entraide. Souvent, les contributeurs sont des développeurs talentueux qui les améliorent pour leur propre usage. Si on utilise les mêmes outils que les experts, ce ne sera pas forcément facile, mais on peut être sûr que ce seront de bons outils. Et justement, on peut confier la difficulté au prestataire local et garder la solidité.

Les logiciels propriétaires commerciaux sont conçus dans l'esprit d'appâter le client, de le pousser à acheter la nouvelle version ou à abandonner un concurrent. Ils sont pensés comme des accessoires de mode. Les logiciels libres, au contraire, sont souvent pensés comme des vêtements de travail : rébarbatifs, mais pratiques.

Il y a un autre avantage à utiliser des logiciels libres. Les logiciels propriétaires commerciaux s'inscrivent dans le cadre d'une industrie qui n'a pas les intérêts des consommateurs au premier plan de ses préoccupations. En effet, l'utilité des logiciels pour les clients passe au second plan après d'autres considérations : la protection du copyright des distributeurs de contenu, la possibilité d'obtenir des informations à votre sujet et de vous présenter de la publicité.

Quand on utilise sur un ordinateur personnel des logiciels propriétaires commerciaux, l'ordinateur devient la pointe d'une seringue qui vient injecter le mercantilisme de la jungle capitaliste directement chez nous. Quand on utilise des logiciels libres, l'ordinateur peut devenir un allié pour affronter le mercantilisme, c'est un confort que peu de gens seulement imaginent.

Les logiciels libres sont souvent un peu plus difficiles à utiliser ; ils ont la réputation d'être beaucoup plus difficiles, mais c'est une exagération. C'est là que l'idée d'économie informelle locale est intéressante : pour l'argent que vous auriez dépensé en licences ou abonnements, quelqu'un vient faire les manœuvres techniques et vous mettre le pied à l'étrier. Après, il ne vous reste plus que les avantages.

J'ai développé deux exemples, mais bien d'autres sont possible. À vrai dire, rien de ce que je décris n'est nouveau ou original : pour des tâches comme les retouches en couture ou le bricolage domestique, trouver de l'aide à la marge du système des prestations facturées a longtemps fait partie des habitudes, et n'a pas complètement disparu.

Ce qui est nouveau, c'est que l'industrie des startups essaye s'approprier ce marché avec ses plateformes anonymes, et que ce-faisant elle en a créé d'autres. Mais ça ne veut pas dire qu'ils lui appartiennent. Dès lors que nous avons vu l'intérêt de nous rendre service mutuellement pour de petites choses régulières, nous pouvons le faire sans leur aide, et surtout sans leur rendre hommage financièrement. D'ailleurs, même quand les plateformes anonymes sont utiles, quand on n'a pas l'occasion de chercher un livreur, par exemple parce qu'on n'est que de passage, des coopératives soucieuses du bien de leurs utilisateurs seraient probablement plus bénéfiques que des statups avides de profits rapides. Mais c'est une autre discussion.

Publié le 21 mai 2020