Oui au délit de blasphème

Charlie Hebdo nous apprend que la moitié des Français n'est pas favorable au droit de blasphémer, et apparemment notre ministre de la justice fait, selon le sens du vent, partie de cette moitié. C'est ce que prétend le numéro du 5 février 2020, en s'appuyant sur un sondage organisé pour l'occasion, à la suite d'une nouvelle tempête dans un verre d'eau.

Bien sûr, il faut y voir surtout le fait que le public n'a pas une opinion cohérente et que l'orientation des questions d'un sondage influence beaucoup ses résultats : si la question avait été posée dans l'autre sens, probablement très peu de sondés se seraient déclarés favorables à un délit juridique de blasphème. Mais ce résultat est cependant préoccupant.

Partout dans le monde, les autorités religieuses instrumentalisent la loi pour museler les critiques dont elles pourraient faire l'objet. Là où la loi ne leur donne pas directement des armes, elles jouent sur la subtile différence entre critique de l'idée et attaque des croyants : la seconde est réprimée, alors que la première, même violente ou grossière, est autorisée. Dans cette démarche, elles reçoivent le soutien de beaucoup de racistes, qui ont appris à déguiser leur discours haineux en critique d'idées pour se protéger des répercussions, et de beaucoup d'anti-racistes qui se laissent abuser par cette manœuvre.

Dans ces circonstances, aggravées par des politiciens qui ont une fâcheuse tendance à servir la soupe aux religions, la menace de voir le délit de blasphème, éliminé par la Révolution française (mais seulement éradiqué en 2016 à cause du concordat), revenir par la grande ou la petite porte est très crédible.

Si ça venait à arriver, il faudrait relancer le Culte de la Raison.

Je m'explique, et je commence par justifier qu'il s'agit effectivement, à bien des points de vue, d'une religion.

Le Culte de la Raison, c'est avant tout un truc folklorique de la Révolution, des libres-penseurs grisés par la liberté qu'ils avaient pour la première fois de s'exprimer publiquement, de tourner en dérision les dogmes et les cultes. C'était une parodie, avec ses processions et ses rites.

Mais on peut le voir aussi comme quelque chose à la fois beaucoup plus anodin et beaucoup plus profond. À chaque fois que quelqu'un réfléchit, on peut considérer qu'il adore la raison ; à chaque fois qu'un professeur entre dans sa salle de cours ou qu'un chercheur entre dans son laboratoire, ils rendent activement culte à la Raison.

Je crois que mes sens me montrent une réalité objective que je partage avec des êtres qui me sont similaires à divers degré et qui peut être expliquée par des règles logiques que je souhaite comprendre.

Cette croyance elle-même ne peut pas être justifiée par la raison, elle ne peut pas être prouvée. Je peux lâcher cent fois une pomme et la voir tomber à chaque fois, je ne pourrai pas avoir de certitude quant à ce qui va se passer la cent-unième fois avant d'avoir tenté l'expérience.

Cet acte de foi est minimal et indispensable : sans lui, on ne pourrait oser la moindre action, même mettre un pied devant l'autre demande d'avoir foi en le fait que les propriétés physiques du sol ne vont pas changer brusquement. Mais c'est bien un acte de foi, il est bien inaccessible à la raison. Il en est l'origine : de même que la cosmologie peut expliquer les instants asymptotiquement proches du Big Bang mais pas le Big Bang lui-même, la raison peut expliquer le monde, mais elle ne peut pas prouver sa capacité à expliquer le monde.

C'est en outre une croyance à laquelle je suis profondément, émotionnellement, attaché, et je pense que beaucoup d'autres personnes, en y réfléchissant, conviendraient partager cet attachement. Et de fait, si elle était sérieusement remise en question, je me sentirais mal. Si une des religions abrahamistes avait raison, je serais bon pour la torture éternelle, c'est une perspective rationnellement terrifiante.

Pour autant, je n'éprouve pas le besoin de museler les croyances contraires car je me sens solide dans ma croyance, j'ai confiance en le fait qu'elle ne va pas s'effondrer. Ceux qui militent pour une interdiction du blasphème agissent, selon moi, sous l'influence de la peur. Ils comprennent nébuleusement la fragilité des croyances auxquelles ils tiennent, mais ils la refoulent, et ils font instinctivement tous les efforts nécessaires pour éviter qu'elle soit rappelée à leur conscience.

C'est pour ça que les religions sont toujours plus virulentes contre l'athéisme que contre les autres religions : quand on croit à des sornettes, voire autrui croire à d'autres sornettes a des vertus rassurantes, tout le contraire que d'entendre dire sans voile qu'il s'agit de sornettes.

Une croyance irrationnelle à laquelle on est profondément attaché émotionnellement : croire que le monde est explicable est bien une religion. Mais pas une religion comme les autres : celle-ci est vraie.

Les religions vraies, ça existe, dans la fiction. Et on se rappelle que c'est un de mes dadas : si ça existe comme concept, si c'est une idée sur laquelle on peut réfléchir, alors ça existe. Dans les histoires de fantasy, les religions vraies, les cultes qui marchent effectivement abondent : un peuple adore un dieu, ce dieu se nourrit de cette adoration et protège le peuple, lui apportant succès militaires, prospérité agricole ou autres avantages.

Et c'était souvent l'attitude primitives envers les divinités supposées. Rappelons-nous que le monothéisme ancestral n'est pas « notre dieu est le seul vrai » mais bien « notre dieu est jaloux, il ne veut pas que nous en vénérions d'autres ».

Il y a très longtemps, nos ancêtres ont commencé à vouer un culte à la déesse Raison, et la Raison a fait de nous l'espèce la plus puissance de la planète. Pas mal n'est-ce pas ?

Certes, nous avons gravement endommagé la planète et blessé les autres espèces par la même occasion. Mais c'est l'ignorance et la cupidité qu'il faut blâmer pour ça, pas la Raison. La Raison, comme beaucoup de divinités de fiction, a un état d'esprit très différent de celui d'un humain, elle se fiche de la nature en elle-même ; mais en même temps elle comprend que sans une nature en bonne santé, elle n'aurait personne pour lui rendre un culte, donc la Raison aime la nature.

(Il y a une différence avec beaucoup de religions qui mérite d'être mentionnée ici même si elle n'est pas directement pertinente pour la discussion : elles prêtent une intentionnalité à leurs divinités. Ici, je parle de la Raison avec le vocabulaire de l'intentionnalité et même des sentiments, mais il faut garder à l'esprit qu'il ne s'agit que d'un phénomène.)

Le Culte de la Raison a donc bien toutes les caractéristiques positives (je n'ai pas écrit « bénéfiques ») d'une religion. Formulé comme le respect apporté aux bienfaits de l'intelligence humaine, c'est une religion à laquelle un athée et agnostique pourrait adhérer sans honte.

Je pense qu'il y a en France un nombre considérable de personnes, attachées à la laïcité et à la libre-pensée, qui seraient prêtes à s'en déclarer si c'était utile.

Mais quelle utilité pourrait-il y avoir à traiter en religion une chose aussi anodine et évidente que la pratique de l'intelligence ?

Je rappelle le contexte dans lequel j'ai placé cette discussion : et si le délit de blasphème était, directement ou indirectement, rétabli ?

Si de nombreuses personnes se déclaraient du Culte de la Raison, la loi n'aurait pas d'autre choix que de le traiter comme une religion, et en particulier de considérer comme un blasphème les propos dénoncés par les représentants du culte comme une insulte à l'intelligence. Or n'y a-t-il pas plus profonde insulte intelligence, plus grave blasphème contre la Raison, que toutes les inepties qui sont proférées dans les églises, mosquées et autres lieux de cultes dogmatiques ?

Si le délit de blasphème était rétabli, se constituer en Culte de la Raison permettrait à des athées militants d'agir très efficacement contre les religions.

Et c'est là que je veux en venir. Religions et leurs défenseurs, il faut vous rendre compte d'une chose : ce que la laïcité protège en premier lieu, c'est vous. Elle vous protège de l'anticléricalisme, mais surtout elle vous protège les unes des autres.

Sans la laïcité, nous serions en état de guerre de religion. Ce n'est pas une peur alarmiste et infondée : nous avons de par le monde bien assez d'exemples pour savoir comment se comportent les religions quand elles ne sont pas canalisées par la laïcité et quand les lois leur donnent des armes : elles s'en servent immédiatement pour persécuter leurs semblables minoritaires.

Je n'ai aucun doute que l'athéisme, si on le laisse combattre à armes égales, l'emporte en définitive, car une théorie qui adhère à la réalité est plus forte. Mais même si une guerre judiciaire est moins dévastatrice qu'une guerre militaire, la guerre n'est pas un bon moyen de faire progresser le monde.

Aussi tentant que soit l'idée d'avoir des armes légales pour faire fermer les églises et interdire de pratiquer le dogmatisme avec des enfants, adopter ce genre de stratégie ferait au total plus de mal que de bien.

Les religions dogmatiques sont nocives, mais pour les combattre il vaut mieux adopter une stratégie pacifique, une stratégie dans le cadre de la laïcité.

Rendons mieux le culte de la Raison. Rendons mieux le culte de la Raison, et elle nous permettra d'inventer des sources d'énergie propres et abondantes. Rendons mieux le culte de la Raison, et elle nous permettra de réparer la planète. Rendons mieux le culte de la Raison, et elle nous permettra de d'éradiquer la misère. Et au fur et à mesure que la Raison rendra le monde plus accueillant, les cultes des divinités ridicules, à commencer par ceux de Yahweh, s'éteindront d'eux-mêmes.

Publié le 14 février 2020