Où sont partis les mécontents ?

Imaginons quelqu'un avec plein de défauts, mais qui ne remet jamais en question son attitude. Quelqu'un qui, à l'opposé, voit la moindre trace de ses propres défauts quand ils sont présents chez autrui. Quelqu'un qui sans cesse blâme les autres, et surtout la collectivité en général, pour tout ce qui lui arrive de négatif. Pas très difficile à imaginer, n'est-ce pas ? Au fond, nous sommes tous un peu comme ça, plus ou moins. Mais certains le sont plus que de raison ; appelons-les les mécontents.

Comme un mécontent se remet peu en question, il risque en particulier de ne jamais se débarrasser de ses préjugés. Racisme et misogynie, s'ils ont fait partie de son éducation, vont rester avec lui indéfiniment. De plus, il se sent souvent supérieur aux autres, ce qui peut lui donner une attitude condescendante ou agressive.

Si un mécontent est assez intelligent, son peu de considération pour autrui et pour la collectivité lui permettent fréquemment de tirer son épingle du jeu économique et d'accumuler quelques succès. Au contraire, s'il manque d'intelligence, son attitude négative risque de l'isoler socialement et économiquement : si on a un collègue agressif et raciste, on ne va pas l'inviter à son anniversaire, et si c'est un employé, on ne va pas le garder. Intelligent ou pas, le mécontent risque souvent de se retrouver en porte-à-faux avec la justice, que ce soit parce qu'il n'a pas bien contrôlé l'expression de sa misogynie ou parce qu'il a fait des économies sur la sécurité de son usine.

Il est tentant de penser que les ennuis et l'ostracisme sont bien mérités, mais le mécontent n'a pas choisi d'être ainsi. Comme pour beaucoup d'aspects de sa mentalité, il l'est devenu par imitation pendant ses années formatrices : quand son entourage, à commencer par ses parents, a l'habitude de râler contre le gouvernement et d'insulter les chômeurs, difficile de ne pas intérioriser cette attitude. Le mécontent est enfant de mécontent, et plus tard ses propres enfants seront des mécontents. Le cycle n'est brisé que si le mécontent peut vivre dans une société assez ouverte pour mitiger l'influence de l'entourage immédiat et fournir un meilleur modèle.

Pendant des siècles, certains mécontents ont pu trouver un débouché de choix dans l'armée, où ils pouvaient satisfaire leur agressivité contre des cibles acceptables. Mais la discipline militaire n'est pas pour tout le monde, et avec le temps, l'Europe s'est pacifiée. Heureusement pour les mécontents, un nouveau débouché s'est ouvert à peu près en même temps : les colonies. Plein d'occasions, civiles et militaires, pour se faire une place, des autochtones à mépriser librement, peu d'autorité pour brider les ambitions, le rêve.

La seconde moitié du XXe siècle est arrivée, et avec elle la décolonisation. Les colons ont dû rentrer en métropole. Entre temps, les sociétés métropolitaines se sont enrichies (en partie sur le dos des colonies), ce qui leur a permis de s'épanouir et de s'ouvrir, créant ainsi un espace capable de recevoir les mécontents parmi les colons sans trop de problèmes.

Tout est bien qui finit bien. Non ?

Il y a des régions du monde où la décolonisation ne s'est pas déroulée ainsi. Dans une région en particulier, la guerre d'indépendance a eu lieu presque un siècle plus tôt et a été perdue par les autochtones. On en parle peu en ces termes parce que dans la même région du monde, les colons ont préalablement mené une guerre d'indépendance contre leur propre métropole et l'ont gagnée ; quand on parle des la guerre d'indépendance de cette région, c'est à celle-là qu'on fait référence, et on oublie facilement que la guerre d'indépendance des Nations Peau-Rouge a été perdue, que les autochtones ont été complètement écrasés et que les États Unis d'Amérique sont une nation de colons.

Attention, je ne dis pas que tous les habitants des États Unis d'Amérique ont une mentalité de colons. Certains sont là pour de tout autres raisons, à commencer par les descendants d'esclaves et de ceux qui ont fui de réelles persécutions. Je ne dis pas non plus que tous les colons sont des asociaux racistes, sexistes, violents et avec une propension au crime, loin de là. Ni que tous ceux qui ont grandi dans une ambiance de ce genre développeront irrémédiablement une telle mentalité. Rien de tout ça n'est systématiquement vrai, heureusement.

Je décris un phénomène sociologique, une tendance, observable sur les statistiques, qui va conduire à ce qu'il y ait une proportion plus grande de mécontents parmi les habitants des États Unis. Est-elle beaucoup plus grande ? un tout petit peu ? moyennement ? Je ne sais pas, et je n'ai pas les moyens de le déterminer. Mais je pense que ces réflexions apporte un éclairage intéressant sur l'état de la société américaine actuellement.

Publié le 25 janvier 2018