Oh zut, l'économie
Avec la crise sanitaire du « covid-19 », beaucoup parmi le public ont trouvé choquant qu'on se préoccupe de l'impact sur l'économie. Si c'est pour suggérer qu'il vaut mieux « sacrifier mémé » que laisser les traders perdre leurs bonus, alors évidemment c'est une position choquante, et c'est bien le discours qu'ont tenu certains notables. Mais il n'y a pas que ça.
L'économie, c'est ce qui permet de trouver de la nourriture dans les supermarchés et les épiceries. Sans économie, pas d'ordinateurs pour travailler de chez soi. Sans économie, pas de production industrielle de masques et de vaccins.
D'un certain point de vue, l'économie est le métabolisme de la société.
Les mesures de confinement décidées pour tenter d'endiguer la pandémie ont interrompu le travail d'énormément de personnes : toutes celles qui ne peuvent pas travailler de chez elles et dont le travail n'est pas jugé indispensable. Or un travail interrompu veut également dire des revenus interrompus, tandis que les frais, eux, continuent. Nous allons donc avoir beaucoup de gens qui vont se retrouver dans la galère. Des gens normaux, pas des millionnaires ; les millionnaires n'ont pas beaucoup de souci à se faire avec cette crise.
Il faut en plus se rappeler que la galère, si elle n'est pas très contagieuse, a tendance à métastaser : un incident de paiement occasionne des frais qui peuvent provoquer d'autres incidents de paiements ; ne pas pouvoir payer une réparation mineure immédiatement peut laisser la panne s'aggraver jusqu'à ce qu'elle soit rédhibitoire et chère ; perdre son ordinateur, ou son moyen de transport après le confinement, peut vouloir dire perdre son emploi. Ce sont des exemples de conséquences probables de la pauvreté, qui, toutes ensemble, font qu'il est cher d'être pauvre.
De plus, tous ces problèmes ne vont pas se résorber quand le confinement sera levé. Les dettes accumulées devront être remboursées. Les entreprises qui auront fait faillite ne reviendront pas. Les entreprises qui auront investi dans des machines et des ordinateurs pour remplacer leurs employés confinés ne vont pas les jeter quand ils pourront reprendre le travail.
On peut bien sûr essayer de prendre des mesures pour amortir ces conséquences, en utilisant les prestations sociales existantes, mais ça rendra douloureusement visibles leurs déficiences. Tous les efforts qui ont été consacrés à ce que le moins de chômeurs possible puissent toucher des allocations vont maintenant porter leurs fruits empoisonnés. De plus, ces systèmes ne sont pas prévus pour un tel afflux de demandes : leur logistique risque de s'effondrer.
On peut aussi essayer de prendre des mesures exceptionnelles, comme suspendre les remboursements d'emprunts, les loyers, les factures périodiques pour les services de base. Ça ne peut pas couvrir tous les frais, mais c'est déjà beaucoup de gagné. Mais ce n'est pas anodin. Pour les loyers, en particulier : on a répété aux gens d'investir dans la pierre, que c'était un placement sûr et retable, ils ont écouté, ils ont acheté pour louer. Il y a en particulier des retraités dont le principal revenu vient d'un loyer : suspendre les loyers, c'est les pousser eux dans la galère.
Tout ceci sont des exemples pour illustrer ce fait : l'économie moderne est extrêmement connectée. Ce qu'on fait à un de ses composants a des conséquences en cascade sur d'innombrables autres composants.
Mais il y a un autre fait qui se dissimule derrière celui-là : l'économie moderne est extrêmement mal conçue.
L'économie moderne se goinfre de ressources naturelles, mais le cœur et le cerveau qui sont indispensables à son bon fonctionnement tournent au ralenti, donc les extrémités ne sont plus irriguées et se nécrosent.
Le sang de l'économie, c'est l'argent, c'est lui qui transporte la valeur de manière fluide. Le cœur de l'économie, sa pompe, qui prend l'argent là où il y en a trop et l'envoie là où il n'y en a pas assez, c'est l'impôt, sous touts ses formes.
Or depuis environ cinquante ans, on cherche à diminuer au maximum tous les impôts, ce qui se fait en réduisant les services publics et les prestations sociales. Tout ça au nom de la fameuse compétitivité, car il est évident pour ceux qui nous gouvernent qu'un pays est plus compétitif quand ses transports en commun sont en panne et quand ses habitants sont malades et illettrés.
Le cerveau, c'est le contrôle public sur l'économie. C'est la capacité d'observer, à l'abri des enjeux de rentabilité, pour voir toutes les fois où la main invisible du marché s'est retrouvée coincée dans le pot de confiture au lieu d'aller chercher une cuiller. Il ne s'agit pas de planifier toute l'économie, on sait que ça ne marche pas, mais de la superviser, de se réserver le droit d'intervenir quand elle se fourvoie.
Une des plus puissantes manières d'intervenir, c'est par l'action des banques centrales. Ce sont elles qui contrôlent et délèguent le pouvoir de créer de l'argent. Or depuis une trentaine d'années, on a cherché à les rendre indépendantes, à leur donner une unique mission : empêcher l'inflation.
Si vous osez parler de remettre en question l'indépendance des banques centrales devant un économiste, il vous sortira immédiatement une diatribe dans laquelle vous entendrez certainement les mots « république de Weimar » et « dollar zimbabwéen ». Mais vous pouvez lui couper le sifflet en prononçant ce mot magique : « subprime ».
L'indépendance des banques centrales est motivée par l'idée qu'on ne peut pas faire confiance aux gouvernements pour ne pas faire n'importe quoi avec la monnaie et conduire à des catastrophes financières. Ce n'est pas complètement faux, mais ça repose également sur l'idée que les banques privées, elles, seraient dignes de confiance. La crise de 2008 a bien montré que ce n'était pas le cas.
Pour éviter des débâcles financières, qu'elles soient causées par l'incompétence des gouvernants ou la rapacité à courte vue des banquiers, il faut des régulations complexes et réactives. Mais si on les a, il n'est pas nécessaire d'interdire aux états de faire tourner la planche à billets quand c'est la bonne solution à un problème. D'ailleurs, si le problème est « empêcher les banques de couler », soudainement les règles contre la planche à billets sont assouplies.
Au sujet de la menace d'hyperinflation qu'on agite toujours devant nous pour justifier l'indépendance des banques centrales, il faut se rappeler deux choses. D'abord, l'inflation ne se produit que si on crée de l'argent à mauvais escient. Ensuite, une inflation normale, ce sont les prix qui augmentent, mais aussi les revenus, donc pour un quidam qui gagne sa vie et dépense son argent, ça ne change que des chiffres sur les relevés de compte. L'inflation ne fait vraiment une différence que pour ceux qui ont de l'argent et le gardent. Ou quand la variation est trop rapide et chaotique, mais des acteurs compétents doivent s'efforcer de l'éviter.
De ce point de vue, l'inflation est équivalente à une taxe sur l'argent liquide prélevée par ceux qui ont le pouvoir de créer de la monnaie. Et avec cette grille de lecture, l'indépendance des banques centrales revient très précisément à privatiser la capacité à prélever cette taxe, à la confisquer à l'état pour en faire don aux banques privées.
Il est difficilement compréhensible que nos gouvernants, ceux qui détiennent le pouvoir politique mais surtout ceux qui détiennent le pouvoir économique, soient bêtes à ce point, ne voient pas que la paix sociale est moins chère si on la bâtit avec des services publics. Que dis-je difficilement compréhensible : difficilement crédible.
Il faut se rappeler que plus une société est en paix, plus elle progresse vers la démocratie. Et la démocratie, c'est l'érosion du pouvoir de ceux qui le détiennent actuellement.
Pour quelqu'un qui trouve le statu quo confortable, pour quelqu'un qui est sûr qu'à moins d'une crise générale, rapide et violente sa situation restera un luxe illimité, il n'y a pas d'incitation à pousser le monde dans la voie du progrès. On parle ici de gens qui ont assez pour s'acheter n'importe quoi qu'ils pourraient vouloir. Pour eux, un peu plus ou un peu moins d'argent, ça ne change rien en pratique. Ça ne change les choses que dans le cadre du jeu qu'ils jouent avec leurs pairs pour savoir qui a la plus grosse fortune. Pour eux, une crise mondiale n'est pas un problème, pour peu qu'elle affecte tout le monde à peu près également : ça ne change pas le classement de celui qui a la plus grosse.
Je ne suis pas en train de les accuser de complot actif, attention. Ils se contentent d'agir intuitivement conformément à leur intérêt : contribuer à la campagne d'un politicien dont le programme leur convient, amplifier le discours d'un économiste qui justifie leur existence. Ce sont des biais, des tendances que nous avons tous, mais qui sont exacerbées par un pouvoir démesuré.
Pour aller de l'avant, il faut repenser la société. Il faut apprendre à faire la part entre les discours qui analysent sa complexité et les discours qui promeuvent une idéologie. On voit alors qu'il y a des solutions simples et évidentes pour améliorer la situation. Pas la rendre parfaite immédiatement, mais l'améliorer considérablement pour tout le monde. Davantage d'impôts, davantage de services publics, un système social sans failles et bienveillant : seule une propagande intense a pu nous faire croire que ces choses n'étaient pas la voie du progrès.
Publié le 15 avril 2020