Mon appartement e(s)t moi
J'ai déjà évoqué, ne serait-ce que dans le titre de ce site, le flou qu'il y a à délimiter précisément ce que « je » désigne, sur le plan cognitif. Je ne m'étais pas rendu compte que même physiquement, la limite est floue.
« Je » suis mon corps, mon organisme ? Choisir ces mots, c'est déjà choisir une réponse à la question. Mais même comme ça, il y a de l'ambiguïté.
Mes ongles font partie de moi. De temps en temps, je les coupe, au dessus de la poubelle. Je ne jette pas à la poubelle des parties de moi. Donc à un moment, les ongles, qui étaient moi, deviennent pas moi. J'ai aussi perdu des dents de lait. Si M. Leureduthé mettait la main sur l'une d'entre elle, il pourrait me lancer un sortilège pour m'empêcher de croire au Père Porcher : pour la magie, les dents de lait font partie de moi, même après des années.
Réciproquement, quand je mange quelque chose, certains des atomes qui la constituent sont incorporées à mon organisme, deviennent des parties de moi.
Et mes mitochondries ? Ce sont des organites, présents dans toutes nos cellules, dont le rôle principal est d'assurer la dernière étape du métabolisme énergétique. Ce qui est remarquable, c'est qu'elles sont autonomes : elles ne sont pas construites par la cellule mais sont le fruit de la subdivision de mitochondries précédentes, elles ont toutes les caractéristique d'un être vivant unicellulaire, y compris leur propre ADN. De fait, on considère comme établi qu'il s'agissait à l'origine d'organismes séparés qui ont développé une relation symbiotique avec nos ancêtres.
Mes mitochondries font-elles partie de moi, ou bien sont-elles mes esclaves ? Si les mitochondries étaient conscientes, seraient-elles heureuses du rôle de nous fournir de l'énergie ou bien se rebelleraient-elles contre leurs conditions ?
Et les greffes ? Quelqu'un qui a reçu en greffe une partie du corps de quelqu'un d'autre finit-il par y penser comme à une partie de son propre corps ? Je suppose que la réponse est différente selon les personnes.
Si on pense aux greffes, on peut aussi penser aux prothèses. J'ai envie de citer ces athlètes de haut niveau qui battent des records sur des jambes prosthétiques, mais pourquoi ne regarder que l'exceptionnel ? J'imagine que beaucoup de gens qui ont des prothèses, surtout ceux qui les ont depuis le bas âge, y pensent comme à des parties d'eux-mêmes, même s'il faut les changer de temps en temps.
Mais qu'est-ce qu'une prothèse ? Une jambe de bois est une prothèse, fixée seulement par une lanière de cuir. Est-ce que se fixer par deux tiges coincées sur les oreilles suffit pour faire une prothèse ? Une personne qui a toujours été tellement myope qu'elle avait besoin de lunettes pour se voir clair dans un miroir, quand elle pense à son propre visage, y pense probablement avec les lunettes. C'est son visage, il comporte des lunettes. Les lunettes font partie d'elle.
La frontière entre prothèse et accessoire ou outil est floue. Quelqu'un qui utilise une canne très fréquemment pour marcher va aussi s'en servir naturellement pour différentes autres tâches. Il y pensera naturellement et y réussira mieux qu'un autre qui n'utilise pas de canne régulièrement. De même, un escrimeur aguerri ne réfléchit pas aux mouvements de la main nécessaires pour amener sa pointe là où il veut. La rallonge au bout du bras de Cyrano fait partie de Cyrano.
Et bien sûr, il y a toutes ces prothèses que nous mettons pour pallier notre fourrure insuffisante. Les paons annoncent avec leur plumage « je suis en bonne santé, venez faire des bébés avec moi » ; d'aucuns annoncent avec leurs costumes « je suis riche (venez coucher avec moi) ». Les vêtements sont un caractère sexuel secondaire.
On m'objectera peut-être que toutes ces prothèses, tous ces accessoires, contrairement à une partie du corps, ne peuvent être bougés qu'en les manipulant. Je répondrai que c'est le cas aussi de certaines parties de mon corps (c'est tout particulièrement vrai pour les hommes). Certaines parties du corps (d'autres) sont également dénuées de récepteurs nerveux.
Le point commun, c'est que ce sont des objets tellement familiers, dont nous nous servons tellement souvent, que leur utilisation est devenue automatique. Nous avons un modèle mental de leur forme et de leur position, que nous mettons à jour sans y penser. Une sorte de proprioception. D'ailleurs, je remarque que si je reste détendu et immobile pendant un moment, je ne sens plus la position de mes membres ; il faut que je bouge, même un tout petit peu, pour que ça revienne. J'en déduis que la proprioception marche aussi suivant ce principe de modèle mental actualisé en continu par les stimulus.
Or nous avons un modèle mental de notre environnement immédiat également. Le gag de la chaise enlevée derrière quelqu'un qui s'assoit en est une illustration frappante. Plus l'environnement est familier, plus le modèle mental est précis. Or quoi de plus familier que l'endroit où nous vivons ? Les choses sont à leur place, là où nous les avons rangées. Elles ne bougent pas toutes seules. Mon appartement fait partie de moi.
T. (une personne de ma connaissance ; ne pas tenir compte de l'initiale) tient à construire sa propre maison. Je suis satisfait d'habiter un appartement qui appartient à autrui. Est-ce une forme de parasitisme ? De symbiose, plutôt, puisque je paye. T. veut faire des enfants. Je suis satisfait de savoir que mes idées ont influencé d'autres personnes. (Une blague dit que les mathématiciens se reproduisent par parasitisme : ils transforment des gens normaux en mathématiciens.) Je me demande si l'envie de construire sa maison et l'envie de faire ses enfants ont une cause commune. Ça n'a pas l'air lié au sexe ni au genre.
Si le lieu où on habite fait partie de soi, que penser des gens qui partagent un logement ? Je ne sais pas.
Alors que je finissais de rédiger cet article, j'ai lu dans le Scientific American d'avril 2018 une brève au sujet du livre Think Tank: Forty Neuroscientists Explore the Biological Roots of Human Experience, édité par David J. Linden. « How is it that when we drive, our sense of “self” expands to include the car we are driving, allowing us to precisely maneuver into a tight garage without crashing? » Je ne suis pas un conducteur assez aguerri pour ressentir ça avec les voitures, mais c'est une facette de l'idée que je cherche à développer. Il faudra que je lise ce livre.
Ce que nous ressentons comme partie de nous physiquement est aussi flou que ce que nous ressentons comme partie de nous mentalement. Le corps n'en est que le cœur.
Publié le 7 juin 2018