Les planètes, les aimants et la conscience
« Nous n'avons pas trouvé de lien entre les bonbons haricots et l'acné. »
« Vous n'en avez pas trouvé, mais ça ne veut pas dire qu'il n'y en a pas. »
Si, c'est précisément ça que ça veut dire !
Quand les scientifiques disent qu'ils n'ont pas trouvé de preuve d'un phénomène, il ne le précisent pas mais ça va sans dire, c'est qu'ils ont bien cherché. Ils ont bien cherché, ils n'ont rien trouvé, c'est probablement qu'il n'y avait rien à trouver.
Mais ils ne peuvent jamais en être sûrs. Même pour les éléphants roses, tant qu'on n'a pas cherché partout dans l'univers, tant qu'on n'a pas gratté tous les éléphants gris pour voir si ce n'est pas du fond de teint, on ne peut pas être sûr qu'ils n'existent pas. Et comme il y a une infinité d'endroits ridicules où chercher, on ne peut jamais être vraiment sûr. Mais à chaque fois que les scientifiques pensent à un nouvel endroit pas trop ridicule, cherchent et ne trouvent pas, c'est une nouvelle confirmation pour la théorie qui dit que les éléphants roses n'existent pas.
Les scientifiques sont prudents, ils n'affirment pas et ils appellent leurs conclusions des théories. Une théorie scientifique court en permanence le risque d'être contredite par de nouvelles observations, et les scientifiques cherchent activement ces nouvelles observations. C'est à ça qu'on peut reconnaître que les auteurs de la série Friends ont une culture scientifique insuffisante : sinon, quand Phoebe oblige Ross à admettre que la théorie de l'évolution pouvait être fausse, Ross aurait été fier, pas penaud.
Beaumarchais fait dire à Figaro que « sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur ». Cet adage se transpose très bien à la science : sans le risque d'erreur, il n'y a pas d'affirmation pertinente. Les affirmations qui peuvent s'accommoder de n'importe quelle objection ne disent au fond rien sur le monde.
Pendant plus de deux siècles, de la fin du XVIIe au début du XXe, une théorie a dominé le champ scientifique : la théorie de la mécanique de Newton. Elle expliquait, par des mécanismes relativement simples, des phénomènes aussi différents que la trajectoire de projectiles et le mouvement des planètes autour du soleil.
C'est souvent à ça qu'on reconnaît une bonne théorie : sa capacité à expliquer simplement des phénomènes très divers. C'est encore mieux si la théorie arrive à expliquer un phénomène qui n'a pas guidé son développement.
Mais pour confirmer la théorie, idéalement, il faut plus. Ce que les scientifiques aiment vraiment, c'est quand une théorie explique un phénomène qui n'a pas encore été observé, c'est à dire quand une théorie prédit un phénomène, et qu'on l'observe effectivement.
De ce point de vue, la mécanique de Newton a recueilli un des triomphes les plus spectaculaires de l'histoire des sciences. Puisqu'elle était censée expliquer le mouvement des planètes, on a observé les planètes, et ça collait très bien. Sauf quelques petites irrégularités de la trajectoire d'Uranus.
Mais une théorie scientifique ne peut pas s'accommoder d'une irrégularité, même petite. Quand l'observation contredit la théorie, il faut remettre en cause soit la théorie soit l'observation. Peut-être que la théorie est fausse, ou au moins incomplète. Ou peut-être qu'on a fait un erreur en mesurant. Ou fait une erreur de calcul en appliquant la théorie. Ou oublié de prendre en compte un phénomène. Ou… Mais il y a forcément quelque chose. Il n'y a pas d'« exceptions qui confirment la règle ».
Vers le milieu du XIXe siècle, deux astronomes ont remarqué que les irrégularité de l'orbite d'Uranus pouvaient s'expliquer si le système solaire contenait une huitième planète encore inconnue. Ils ont calculé quelle devrait être l'orbite de cette planète. On a braqué les télescopes vers l'endroit calculé et on y a effectivement trouvé une planète, qui a été nommée Neptune.
L'irrégularité était expliquée, la théorie en ressortait plus forte que jamais.
À peu près à la même époque, une autre théorie physique très importante a été développée : la théorie de l'électromagnétisme de Maxwell. Les phénomènes qu'elle s'attelait à expliquer sont la lumière, l'électricité, les aimants, les ondes radio, etc., et elle expliquait des phénomènes bizarres, en particulier les interférences lumineuses. Elle n'a rien prédit d'aussi spectaculaire qu'une nouvelle planète, mais avait des applications pratiques très prometteuses.
Il y a quelque chose qui peu arriver de pire à des théories scientifiques que d'être contredites par l'observation : que deux théories solidement établies se contredisent.
Et c'est précisément ce qui est arrivé avec la mécanique de Newton et l'électromagnétisme de Maxwell : ces deux théories étaient fondamentalement incompatibles.
La théorie de Newton suppose que les lois de la physique s'appliquent de la même manière où qu'on se place pour les observer, même en mouvement. Qu'on soit à l'arrêt dans une gare ou dans un TGV à 300 km/h, les phénomènes, les prédictions sont les mêmes. Si le TGV est en train de négocier un virage, il y a des forces correctrices à ajouter, la théorie les prédit, rien de plus. On dit que l'observation depuis la gare ou depuis le TGV sont dans des référentiels différents, et la mécanique newtonienne repose sur l'idée que tous les référentiels qui bougent les uns par rapport aux autres à vitesse constante sont équivalents.
La théorie de Maxwell, de son côté, explique le fait que la lumière n'arrive pas instantanément, elle a une vitesse, même si elle est tellement énorme qu'elle est très difficile à observer. On connaissait néanmoins un ordre de grandeur de cette vitesse depuis plus d'un siècle et demi. L'explication est que la lumière est une onde, c'est à dire une vibration qui se propage. La corde d'un violon vibre, elle pousse l'air qui est juste à côté, qui pousse l'air qui est un peu plus loin, et ainsi de suite jusqu'à ce que ça arrive près des tympans de quelqu'un : le son est une onde. Les vagues à la surface de l'eau aussi.
Le son est plutôt lent. Un TGV à vitesse de croisière va à plus du quart de la vitesse du son et plusieurs modèles d'avions la dépassent largement. On pourrait croire qu'à cause de ça, un passager du Concorde ne pouvait pas parler à son voisin de devant, puisque la vitesse supersonique de l'avion devait laisser ses mots loin derrière. Le problème ne se posait pas parce que le son se propage dans l'air, et l'air à l'intérieur du Concorde se déplace avec l'avion ; c'est par rapport à ça qu'il faut mesurer la vitesse du son. Vues de l'extérieur, la vitesse du son et celle de l'avion s'ajoutent ou se soustraient, selon la direction. Les lois de l'acoustique s'appliquent dans le référentiel de l'avion. Dans le référentiel du sol, il faut tenir compte du « vent ». Heureusement que ça marche comme ça, d'ailleurs, parce que la Terre tourne sur elle-même à presque une fois et demie la vitesse du son, et encore soixante fois plus vite autour du Soleil ; mais l'atmosphère tourne à la même vitesse.
Et donc la vitesse de la lumière, dans quel référentiel faut-il la mesurer ?
Pendant longtemps, les physiciens ont soupçonné qu'il existait un milieu immatériel qui servait de support à l'électromagnétisme, l'éther luminifère (à ne pas confondre avec les substances chimiques appelées éther). Le référentiel de l'éther luminifère serait alors un référentiel privilégié, celui où les équations de Maxwell s'appliquent. On a cherché à le mesurer : en comparant la vitesse de la lumière dans différentes directions, on devrait pouvoir calculer la vitesse du référentiel de l'expérience par rapport à la vitesse de l'éther.
On a fait l'expérience, et on n'a trouvé aucune différence. Alors que la Terre bouge autour du Soleil à presque un dix-millième de la vitesse de la lumière, ce qui fait une différence que les expérience de l'époque auraient dû être capables d'observer, on a trouvé la même vitesse dans toutes les directions. Donc on a abandonné l'idée d'éther luminifère.
Comment réconcilier la théorie de Newton, avec ses référentiels tous équivalents, et celle de Maxwell, avec sa vitesse de la lumière absolue ?
La réponse a été apportée au tout début du XXe siècle par Einstein, en s'appuyant bien sûr sur les travaux des mathématiciens et physiciens qui l'ont précédé, et porte le nom de théorie de la relativité.
La théorie de la relativité vient remplacer la théorie de la mécanique de Newton. Plus précisément, elle vient la corriger. Pour des objets qui ne bougent pas, la mécanique de Newton est toujours juste. Pour des objets qui bougent à un dixième de la vitesse de la lumière, elle se trompe d'un centième (dix fois dix). Les vitesses des phénomènes qui nous sont familiers sont de l'ordre du millionième de la vitesse de la lumière, donc la mécanique classique se trompe d'un millionième de millionième : on s'en accommode très bien. Cependant, la relativité a pu rapidement être confirmée parce qu'elle expliquait des irrégularités dans l'orbite de Mercure (on avait essayé de les expliquer par une autre planète, mais on ne l'avait pas trouvée).
La chose qu'Einstein a corrigée de plus choquante dans la théorie de Newton, c'est l'hypothèse implicite que le temps s'écoule de la même manière dans tous les référentiels.
L'idée que le temps ne serait pas absolu est difficile à accepter, mais on peut la comprendre sur un exemple : imaginons une pendule marquant les secondes qui s'approche à grande vitesse. À chaque fois que la seconde est marquée, il faut du temps pour que la lumière nous en parvienne, mais comme la distance diminue, le délai rétrécit, donc l'écart entre les secondes est raccourci : le temps semble s'écouler plus vite pour cette pendule.
Cet exemple est convaincant pour montrer que le temps peut s'écouler différemment dans différents référentiels ? Pourtant il faut l'oublier ! Ce que je viens de décrire n'a pas grand chose à voir avec la relativité, c'est l'effet Doppler, et il se produit également avec le son : une sirène de pompiers est plus aiguë quand elle s'approche que quand elle s'éloigne. L'effet de la relativité est plus subtil, beaucoup plus faible, et je ne connais pas de manière de l'expliquer simplement. L'effet Doppler ne concerne que l'observation du temps, de loin. Si on synchronise la pendule, qu'on la fait circuler puis qu'on la ramène au point de départ, elle est toujours synchronisée. Pour la relativité, c'est vraiment le temps lui-même qui s'écoule différemment : à son retour, la pendule n'est plus synchronisée.
En plus du temps, la théorie de la relativité postule que les distances et les masses dépendent du référentiel. Les règles de calcul pour passer d'un référentiel à un autre sont données. Tout ceci donne une théorie du mouvement des objets appelée relativité restreinte. Pour remplacer complètement la théorie de Newton, pour donner la relativité générale, il faut aussi expliquer la gravitation, c'est à dire comment les étoiles et les planètes s'attirent mutuellement.
Pour expliquer ça, Einstein a introduit une deuxième idée. Dans la vie courante, le sol nous semble plat. Pourtant, on sait que la Terre est ronde, et si on observe un domaine assez vaste (par exemple un terrain de foot dans Olive et Tom), sa courbure devient visible, d'autant plus facilement qu'on le traverse à grande vitesse. Cet exemple est facile à comprendre parce que la surface de la Terre, qui est de dimension 2, est plongée dans l'espace, qui est de dimension 3 : il y a une dimension supplémentaire dans laquelle la courbure peut s'observer. Mais mathématiquement, ce n'est pas nécessaire : la courbure est une propriété liée à la manière de mesurer les distances sur la surface, il n'y a pas besoin de sortir de la surface pour la détecter.
Ce qu'Einstein a postulé pour expliquer la gravitation, c'est que l'espace lui-même est courbé. Et même plus que l'espace, la structure mathématique à quatre dimensions qui combine l'espace et le temps, et qu'on appelle, très originalement, l'espace-temps, est courbée. Ce sont les objets massifs qui provoquent cette courbure. Plus un objet est lourd, plus la courbure est prononcée : une planète courbe un peu, une étoile courbe beaucoup. Quand un objet passe dans une zone courbée, il semble dévié par rapport à ce que pourrait être sa trajectoire sans courbure, ce qui le fait se rapprocher de la cause de la courbure. Voilà comment la relativité générale explique l'attraction gravitationnelle.
Depuis environ un siècle qu'elle a été énoncée, la relativité générale a largement fait ses preuves. On a pu observer des mécanismes de lentille gravitationnelle, on a dû tenir compte de ses effets pour atteindre une précision correcte du GPS, etc. Et la relativité est compatible avec les équations de Maxwell.
Alors, tout va bien dans le monde de la physique ?
Hélas non. Il y a la chimie. La chimie, ça pose toujours des problèmes.
La théorie qui se cache derrière la chimie s'appelle la mécanique quantique ; elle est à peine plus jeune que la relativité générale. Ce qu'elle cherche à expliquer, c'est le fonctionnement des particules subatomiques et les phénomènes qui y sont liés, comme la radioactivité.
Ce qui distingue la mécanique quantique des autres théories, c'est qu'elle semble traiter avec le hasard. Quand on jette un dé, on ne sait pas sur quelle face il va tomber, mais c'est juste qu'on n'a pas mesuré assez précisément la manière dont il a été jeté. Quand on observe un atome radioactif, on ne sait pas quand il va se désintégrer, et on ne peut pas le savoir. On a pu prouver par l'expérience (j'avoue que je n'ai pas le niveau pour comprendre comment) que ce n'était pas une histoire de paramètre caché qu'on ne savait pas encore mesurer. Il y a bien un facteur d'incertitude dans le mécanisme quantique.
Ceci est illustré par la fameuse expérience dite du « chat de Schrödinger » : un chat est enfermé dans une boîte avec un dispositif qui va répandre du poison si un atome se désintègre. L'idée au cœur de la mécanique quantique, c'est que tant qu'on n'a pas ouvert la boîte, le chat n'est ni mort ni vivant, il est en état de « superposition quantique », à la fois mort et vivant, et ce n'est que quand on procède à une observation que la mécanique quantique « décide » si le chat est mort ou vivant.
Cette expérience n'a évidemment jamais été réalisée, et pas seulement parce qu'elle est cruelle envers les chats. Mais des variantes plus sérieuses ont été menées et ont mis en évidence le phénomène : si on fait passer de la lumière par deux trous, elle produit des interférences, mais si on observe par quel trou elle est passée, les interférences disparaissent.
Pour donner un sens à ce que je viens de dire, il faut que j'explique que la mécanique quantique parle aussi d'électromagnétisme, puisqu'elle parle des particules subatomiques, et que la plus importante d'entre elles est probablement l'électron. Mais la manière dont elle en parle est beaucoup plus bizarre que la théorie de Maxwell. Elle stipule qu'en plus d'être une onde, la lumière est aussi composée de particules, de grains, appelés photons. La théorie de Maxwell est continue, on peut diviser la lumière autant qu'on veut et ça marche toujours. En mécanique quantique, les quantités de lumière possibles sont précisément fixées, elles sont « quantifiées », c'est de là que vient le nom.
Et donc on peut faire l'expérience des interférences en envoyant les grains de lumière un par un. Si on observe, pour chaque grain, chaque photon, par quel trou il passe, alors il n'y a pas d'interférences, et c'est normal. Mais si on ne regarde pas, il y a des interférences, alors même que le photon n'a personne avec qui interférer. Tout se passe comme si le photon passait à la fois par les deux trous et interférait avec lui-même. Pas « comme si », c'est exactement ce qui se passe, selon la mécanique quantique.
Et c'est à peu près là qu'on en est maintenant, au moment où j'écris ces lignes.
Il reste des mystères.
Le principal est le lien entre la mécanique quantique et la relativité générale. Pour la relativité restreinte, ça va, la mécanique quantique, sous sa version « théorie quantique des champs », peut s'accommoder de changements de référentiels relativistes. Mais on ne sait pas encore expliquer la gravitation par la mécanique quantique. C'est pour ça qu'on cherche à développer de nouvelles théories, la plus connues étant la théorie des cordes.
Mais il y a un autre aspect de la mécanique quantique qui pose des problèmes, c'est celui du hasard.
En mécanique quantique, l'état d'un système, qu'il s'agisse d'un seul électron ou de l'univers entier, est décrit par une fonction, appelée fonction d'onde. Cette fonction doit être une solution de l'équation de Schrödinger. Rien de tout ceci ne fait intervenir du hasard.
L'interprétation habituelle, c'est que la fonction d'onde ne nous dit pas dans quel état se trouve le système, mais seulement la probabilité de trouver le système dans tel ou tel état. Quand une fonction d'onde décrit un système dans un état classique, avec les particules à des places bien précises, elle est entièrement concentrée autour de cet état, donc on est sûr de trouver le système tel qu'il est censé être. Mais quand elle décrit un système dans un état inhabituel, comme le photon qui interfère avec lui-même que j'ai évoqué plus haut, ce n'est plus le cas ; la fonction d'onde peut être concentrée autour de deux états ou carrément répartie sur l'espace des possibles.
Mais alors, par quel phénomène la fonction d'onde se reconcentre-t-elle sur un seul état quand on fait une observation ?
On appelle ce phénomène la réduction du paquet d'onde.
Faire une observation, c'est faire interagir le phénomène observé avec un appareil de mesure. Mais un appareil de mesure, c'est aussi un système physique, décrit par la mécanique quantique et régi par l'équation de Schrödinger. Si on a un photon en superposition de « passe par le trou de gauche » et « passe par le trou de droite » et qu'on le fait interagir avec un appareil qui mesure par quel trou il passe, le système formé par le photon et l'appareil devrait se retrouver en superposition de « l'appareil dit gauche » et « l'appareil dit droite ». Et si un physicien lit le résultat, le système encore plus complexe formé par le photon, l'appareil et le physicien se retrouve en superposition de « le physicien a lu gauche » et « le physicien a lu droite ».
Pourtant, aucun physicien ne s'est jamais senti en état de superposition.
La mécanique quantique est populaire auprès des crackpots en tous genres parce qu'elle rend très tentant d'expliquer la réduction du paquet d'onde par l'effet de la conscience de l'observateur.
Le défaut de cette solution, c'est qu'elle place la conscience en dehors du champ de la mécanique quantique. Ça veut dire soit qu'on renonce à essayer de le la comprendre comme un phénomène soit qu'on a besoin d'une théorie plus vaste pour décrire la mécanique quantique et la conscience à la fois. Pour ceux qui veulent essayer de justifier leur agenda religieux, en avançant l'existence des âmes par exemple, c'est un avantage, mais ce n'est pas une démarche scientifique.
J'aimerais proposer l'ébauche d'une théorie qui me trotte dans la tête depuis quelques années. Je dis ébauche parce que ce que j'évoque n'est pas assez précis pour faire des prédictions.
Si vous étiez ici juste pour le topo d'histoire des sciences, vous pouvez éteindre votre ordinateur et reprendre une activité normale. Je tiens également à insister sur le point que je m'éloigne maintenant considérablement de mes domaines d'expertise ; ce qui suit est à prendre avec encore plus de scepticisme que d'habitude.
Pour commencer, je vais exposer quelques considérations sur la continuité de la conscience. Il s'agit de l'idée que je suis la même personne, la même conscience, qu'il y a cinq minutes ou qu'avant d'aller me coucher hier soir.
La science fiction et la fantasy regorgent d'œuvres où l'esprit des personnages se retrouve transféré dans le corps des autres. Dans les œuvres de SF molle ou de fantastique varié en épisodes et avec des acteurs en chair et en os, c'est presque un passage obligé pour la valeur ajoutée de voir les acteurs jouer à contre-emploi. Le thème des souvenirs modifiés artificiellement est également très fréquent. Les règles qui régissent ces phénomènes varient énormément d'une œuvre à l'autre. Parfois, un personnage dont l'esprit a été transféré va exhiber certains traits de personnalité associés au corps qu'il occupe. Tous ces phénomènes sont, d'un point de vue scientifique, très peu crédibles, mais ils suggèrent des expériences de pensée intéressantes.
Imaginons que l'esprit d'une personne soit transféré dans le corps d'une autre, puis que, quand le transfert est bien stabilisé, on commence à remplacer progressivement ses souvenirs par ceux du corps qu'il occupe. On va supposer que la personnalité découle de l'influence combinée du corps et des souvenirs. Dans ces conditions, quand le remplacement des souvenirs est terminé, la personne qui occupe le corps est absolument indiscernable, aussi bien de l'extérieur que par elle-même, de la personne qui l'occupait initialement. Alors, est-ce la même personne ?
Ce que j'ai décrit est bien sûr une variante de la parabole du bateau de Thésée, dont toutes les pièces, au fil du temps, ont été remplacées : est-ce le même bateau ? Si on avait remplacé une seule pièce, il n'y aurait aucun doute. Si on avait remplacé toutes les pièces en même temps, on aurait en fait construit un autre bateau (qui aurait pu appartenir à Thésée également). L'ambiguïté survient quand on essaie de mélanger ces deux extrêmes. On peut imaginer de nombreuses variantes, comme celle consistant à démonter le bateau pour en reconstruire deux, chacun formé pour moitié des pièces venant de l'original.
Cette question se résout d'elle-même quand on se rend compte que tout ceci n'est qu'une convention. Et même pour des cas extrêmement simples et courants, cette convention est ambiguë ; par exemple, un pardessus est-il complet sans sa ceinture ? Et un jeans ? Le système d'exploitation fait-il partie intégrante d'un ordinateur commercialisé, ou bien s'agit-il de vente liée ? À part dans les cas les plus simples, l'ensemble de ce qui constitue un certain objet est arbitraire, guidé par des considérations esthétiques ou pratiques, des habitudes commerciales, l'inertie historique, etc. Les gens se comprennent implicitement, surtout parce que la plupart du temps le détail n'a pas d'importance. À moins qu'il ait une vertu magique exceptionnelle, le bateau de Thésée est ce que les gens s'accordent à considérer comme le bateau de Thésée.
Je pense qu'il en va de même pour la conscience. C'est un phénomène localisé dans le temps, on peut observer quelqu'un pendant juste un instant et constater sa conscience. On peut prolonger cette observation sur des instants qui se chevauchent, et établir l'identité de la conscience sur une période étendue, mais cette démarche ne peut pas franchir certains obstacles, à commencer par la perte de conscience qui a lieu à peu près toutes les nuits. En fait, il est possible qu'on ne puisse même pas, en suivant cette démarche, établir l'identité de la conscience entre un train de pensée et le suivant.
Si ce que je veux dire par là n'est pas complètement clair, je conseille de regarder le film Memento, de Christopher Nolan. Il est raconté du point de vue de quelqu'un atteint d'amnésie antérétrograde, c'est à dire qui ne peut plus se forger de souvenirs à moyen ou long terme, donc qui oublie tout le contexte dès que son attention est détournée ; pour faire partager au spectateur l'impression de décousu que ça implique, le film est raconté à l'envers, chaque scène couvrant un unique train de pensée du protagoniste.
(Puisque j'en suis à conseiller un film de Christopher Nolan, il y en a un autre qui touche par un coin le discours que je suis en train de tenir : Le Prestige ; je ne vais pas dire plus précisément ce à quoi je fais référence, car ce serait gâcher un des coups de théâtre du film.)
Ce qui, pour les gens normaux, fait le lien entre les trains de pensée successifs, ce qui fait que j'ai l'impression d'être la même personne qu'hier ou qu'il y a trente ans, c'est la mémoire. Je me souviens de ce que je pensais hier, je me souviens (moins bien) de ce que je pensais il y a trente ans, c'est ça qui fait que je suis la même personne. Or on sait depuis longtemps que la mémoire peut nous tromper et on découvre de plus en plus à quel point ces phénomènes de faux souvenirs sont variés. D'un autre côté, la mémoire à moyen et long terme n'intervient dans le processus de conscience que de manière assez épisodique.
Si on admet, au moins provisoirement, que la conscience peut faire des choix, alors à un train de pensée donné peuvent succéder plusieurs autres trains de pensée possibles, avec les actions qui les accompagnent. De manière symétrique, si on exclue la mémoire à moyen terme de l'équation, la même chose se produit dans l'autre sens : un même train de pensées peut succéder à plusieurs autres trains de pensée successifs. Pour bien faire comprendre ce que je veux exprimer, je vais prendre l'image des « livres dont vous êtes le héros » : des romans découpés en paragraphes numérotés dont la succession dépend de choix du lecteur. Par exemple, à la fin d'un paragraphe, il peut être invité à choisir entre visiter la cave en continuant sa lecture au numéro 42 et aller dans le jardin en lisant le 51. Le point que je cherche à souligner, c'est que non seulement à la fin de chaque paragraphe on peut choisir différentes directions, mais on peut également arriver au même paragraphe de plusieurs manières différentes. Parfois, les choix à la fin du paragraphe sont conditionnés à des éléments passés (« si vous êtes passé au numéro 38, vous avez la clef pour aller au 63 »), mais ça ne change rien pendant la lecture du paragraphe lui-même. L'univers d'un tel livre n'est pas linéaire, c'est un graphe orienté assez emmêlé, et c'est la mémoire du lecteur-joueur qui sélectionne un chemin dans ce graphe.
On peut appliquer la même grille de lecture à la vie courante. Imaginons que je mange dans un self-service où j'ai le choix entre du fromage et un yaourt. Je prends l'un ou l'autre, disons le fromage, puis je mange mon repas. Pendant que je mange mon plat de résistance, le choix que j'ai fait concernant le laitage n'a pas d'importance. Ce n'est qu'au moment de manger le fromage que je me rappelle l'avoir choisi. Si quelqu'un remplace subrepticement mon fromage par un yaourt, je serai surpris par l'incohérence entre les faits et ma mémoire. Si quelqu'un modifiait mes souvenirs pour me faire croire que j'ai pris le yaourt, j'éprouverais la même surprise.
Revenons-en à la réduction du paquet d'onde. Nous aurons un jour une théorie physique, une extension de la mécanique quantique pour décrire également la gravitation. On va admettre, pour simplifier, qu'on peut employer le vocabulaire de la mécanique quantique : l'état de l'univers est décrit par un vecteur dans un espace de très grande dimension, une fonction d'onde est définie sur cet espace et donne, en interprétation classique, la probabilité d'observer l'univers dans cet état, et une équation contraint la fonction d'onde. Postulons que la conscience est bien un phénomène émergent de la réalité décrite par cette théorie ; si ce n'est pas le cas, c'est qu'il faut élargir le champ de la théorie.
On peut donc, en principe, espérer calculer la conscience qui se produit dans une région de l'univers. Mathématiquement, ça devrait se manifester comme une fonction prenant en paramètre une région de l'espace des états (c'est à dire un ensemble d'univers possibles) et une région de l'espace-temps et dont l'image est un codage à déterminer de l'« idée » exprimée dans cette région. Je ne sais absolument pas quel peut être le codage ; peut-être un grand ordinal, peut-être une structure mathématique encore à inventer. En tout cas, elle doit permettre entre autres d'exprimer les stimulus, parce que « je vois une fleur rouge » est une sorte d'idée importante.
En tout cas, le principe est que, dans une famille d'univers possibles semblables, on découpe une région de l'espace-temps, par exemple la région de l'espace-temps occupée par mon cerveau (ou mon organisme entier) pendant le temps de rédiger cette phrase et on calcule un codage mathématique de l'idée qui y a été exprimée.
Si on choisit une région de l'espace-temps qui ne contient qu'une chaussette, alors l'idée exprimée sera nulle ou infinitésimale. Si on choisit une région qui englobe une partie de cerveau, l'idée sera probablement incomplète ; si c'est une région qui englobe plusieurs personnes, il y aura probablement un problème de connexité visible. En choisissant les critères soigneusement, on doit pouvoir définir ce qui constitue une région élémentaire, une région de l'espace des états et du temps où se produit une idée atomique et auto-suffisante, disons une pensée.
Il devient alors intéressant de s'intéresser à la topologie de ces régions.
Dans les dimensions spatiales, il y a fort à parier que la région où s'exprime une pensée coïncide avec son support physique. Mais il serait intéressant de savoir exactement jusqu'où va le support : le système nerveux central, tout le système nerveux, tout l'organisme ? Il serait curieux de découvrir que même les parties pas du tout innervées du corps contribuent à la pensée. Au contraire, des zones du cerveau pourraient contribuer à exprimer des pensées disjointes en parallèle.
Dans la dimension temporelle, des distinctions plus intéressantes encore existent. Il est tout à fait possible que la vie de l'organisme considéré constitue une unique pensée du début à la fin. Mais il est également possible qu'elle soit constituée d'un grand nombre de pensées successives de relativement courte durée ; la forme de la transition serait alors à étudier tout particulièrement.
Enfin, je pense que l'étendue dans l'espace des états est l'aspect le plus intéressant. Mon intuition est qu'une pensée comme on en a l'habitude ne peut s'exprimer que sur une zone très restreinte de l'espace des états. Sur une zone plus large, la pensée se diluerait, perdrait sa cohérence ou sa précision. Cette conjecture peut se formuler comme un aspect du principe anthropique : pour qu'une conscience qui essaie de comprendre l'univers existe, il est nécessaire que l'univers soit compréhensible.
Cette hypothèse a le mérite de donner une explication à la réduction du paquet d'onde : il n'y a pas de réduction, mais seulement notre conscience qui ne peut observer qu'une petite partie de la fonction d'onde à la fois. Le chat de Schrödinger est bien à la fois mort et vivant, et Schrödinger qui l'observe est lui aussi en état de superposition, mais les deux états expriment des consciences totalement séparées.
Un dernier point. Nous ne sommes pas l'environnement qui permet à la pensée de naître, nous sommes la pensée elle-même. Ça veut dire que l'espace pertinent pour étudier la conscience n'est pas l'espace des états mais son quotient par la relation d'équivalence « donner lieu à la même pensée ». « Je » suis tous les êtres en train de taper de la philosophie de bas étage sur la conscience, quel que soit l'environnement. Quand je lève les yeux pour regarder par la fenêtre, « je » suis tous les êtres qui regardent par la fenêtre après avoir tapé des trucs. Mais si je me remémore ce que j'étais en train de taper, alors la mémoire fait le lien entre les deux et ne permet qu'une seule interprétation. De plus, puisque la pensée doit incorporer les stimulus, les états équivalents doivent être extrêmement similaires, au moins localement.
Tout ceci n'est qu'une construction mathématique, abstraite. Même si cette ébauche de théorie avait un commencement de vérité, les structures que j'ai décrites seraient bien trop compliquées pour pouvoir être calculées, même sur des cas très simples (ce qui est d'ailleurs le cas de la fonction d'onde dans la théorie de la mécanique quantique actuelle). Mais la théorie pourrait néanmoins faire des prédictions testables en pratique qui permettraient de trancher certaines des questions que j'ai soulignées.
Je n'ai bien sûr aucun fait, aucune observation, pour étayer cette ébauche de théorie. Le seul argument en sa faveur que j'ai, c'est son élégance. Je trouve particulièrement important qu'elle traite la conscience comme un phénomène qui se produit à l'intérieur des mécanismes décrits par les lois de la physique de bas niveau. Ça montre que le problème de la réduction du paquet d'onde n'est pas un indice du caractère extra-physique, surnaturel, de la conscience. Ça peut n'être qu'un phénomène émergent.
Publié le 5 juillet 2018