Le traumatisme de la naissance

Au cours de mes réflexions sur l'histoire et la société, je suis souvent tombé sur la question de la place prépondérante qu'occupent la reproduction et le sexe dans nos mentalités, notre organisation sociale, nos structures de vie. Je pense que ça vaut la peine que j'essaie d'apporter une réponse transversale.

La question est : pourquoi les sociétés humaines en général, et les religions en particulier, sont-elles si obsédées par le sexe et la reproduction ? Pourquoi la reproduction biologique plus que la reproduction mémétique, c'est à dire l'éducation ?

Je pense qu'une des clefs de l'explication est ce que je veux appeler le traumatisme de la naissance.

Je ne parle pas du fait que la naissance serait traumatique pour le nouveau-né, je n'ai aucune idée de si c'est le cas, de si ses capacités cognitives sont assez développées pour que ça fasse une impression durable. Je parle du fait que la naissance est un événement terrifiant pour la femme qui accouche et pour les adultes qui y assistent : douloureux, dangereux, long et avec des conséquences énormes, à savoir l'obligation de prendre soin d'un nouvel être humain.

Parmi les mammifères, l'humain celui pour lequel l'accouchement est le plus long et le plus difficile. Mêmes chez les grand singes qui sont les plus proches, physiologiquement, des humains, l'accouchement est beaucoup plus rapide et semble occasionner beaucoup moins de souffrance.

« Tu accoucheras dans la douleur », nous dit la genèse biblique ; c'est la punition pour avoir mangé le fruit défendu.

Les spécialistes de l'évolution ont un autre point de vue : la difficulté de l'accouchement vient de la station debout et de la taille de la boîte crânienne.

L'être humain se déplace sur ses deux pattes arrières, debout. D'autres mammifères le font aussi occasionnellement, mais l'humain est exceptionnel par le fait que c'est permanent. Ça a libéré ses mains, qui ont pu perdre en robustesse et gagner en agilité et sont devenues ainsi le principal outil avec lequel il agit sur le monde.

Mais ça exige aussi une adaptation de la forme du squelette, et en particulier la forme du bassin. Or pour naître, un bébé mammifère doit traverser le bassin de sa mère.

D'autre part, l'être humain a un gros cerveau, et pour ça il a besoin d'une grosse boîte crânienne, dès le début de sa vie. Faire passer une grosse tête à travers un bassin de bipède, il ne reste que très peu de marge. Voilà pourquoi les accouchements humains sont si difficiles.

La station bipède et la taille du cerveau sont deux clefs de l'intelligence humaine. En faisant de la douleur de l'accouchement une punition divine, le mythe fondateur des cultures abrahamiques montre encore une fois à quel point il est misogyne et anti-intelligence.

La difficulté physiologique n'est pas le seul aspect traumatisant de la reproduction, il y a aussi le mystère.

Une tortue, par exemple, n'a probablement pas les capacités mentales pour faire le lien entre le mâle qui lui est monté dessus quelques semaines plus tôt et l'œuf qu'elle est en train de pondre maintenant. Les humaines, elles, ont largement ces capacités, et de nos jours elles le font effectivement. Mais ce n'est pas arrivé instantanément.

Dans un premier temps, il a fallu que l'évolution biologique produise des cerveaux assez puissants pour comprendre ce genre de chose, des cerveaux plus puissants que ceux d'une tortue.

Et puis il a fallu effectivement comprendre ce qui se passait. D'abord, remarquer que le nouvel humain ressemble non seulement à la mère mais également à certains de ses partenaires habituels lors de parties de jambes-en-l'air. Puis affiner cette remarque en distinguant un partenaire particulier et en dégageant l'intervalle de neuf mois. Comprendre le rôle des organes et des sécrétions corporelles dans le phénomène. Constater qu'il est possible de le provoquer artificiellement. Comprendre les règles précises de la transmission des caractères et ses mécanismes moléculaires.

Les progrès de la connaissance dans ce domaine ne sont pas finis, mais de nos jours on a une idée assez claire de comment fonctionne la reproduction des mammifères.

Pour les découvertes relativement récentes, on a des traces explicites. Pour remonter plus loin et savoir ce que les gens comprenaient à la préhistoire, on peut essayer de s'appuyer sur les mythes et légendes. Je ne suis pas spécialiste de la question, mais apparemment, dans les plus vieux, la notion de paternité est très floue, avec des enfants héritant de traits de multiples parents, voire carrément absente.

J'y vois la preuve que l'évolution que je décris, la compréhension progressive des mécanismes biologiques de la reproduction, est très nettement postérieure à l'évolution physiologique qui a permis l'émergence de l'intelligence, caractérisée entre autres par la capacité d'avoir une mythologie.

Donc pendant l'immense majorité de notre (pré)histoire, la naissance était un événement terrible et magique dont on ne comprenait pas grand chose. Or quand un être intelligent ne comprend pas quelque chose d'important, il émet des conjectures. Et parfois, surtout quand ça prédate largement la notion de méthode scientifique, il croit à ses propres conjectures alors même que les indices sont ténus et pas concluants.

Or, faute d'appréhender la puissance la notion de mécanisme, les explications primitives pour les phénomènes naturels complexes faisaient intervenir la notion d'intention et des pouvoirs magiques puissants. Ce que je veux dire, c'est que faute d'imaginer qu'un phénomène aussi spectaculaire que la croissance d'un nouvel individu puisse s'expliquer par la combinaison de phénomènes élémentaires relativement simples, les humains primitifs ont dû imaginer des entités invisibles dotées de capacités fantastiques et d'une volonté intelligente. Et bien sûr, la seule manière d'imaginer une volonté intelligente fantastique, c'est de la calquer sur sa propre intelligence et sa propre mentalité.

En termes plus élémentaires, pour expliquer la reproduction, les humains primitifs ont inventé des dieux et les ont dotés d'une volonté similaire à la leur.

Si quelqu'un est affligé d'une phobie, des araignées par exemple, il ne suffit pas de lui démontrer qu'elles sont inoffensives pour qu'il puisse les approcher sans crainte. Même si consciemment, rationnellement, il se dit qu'il ne risque rien, une foule d'association d'idées subconscientes enchevêtrées vont provoquer une réaction émotionnelle incontrôlable et paralysante.

Je pense que les mentalités collectives fonctionnent de la même manière. On peut savoir que la reproduction est un phénomène naturel relativement bien compris, on va néanmoins se comporter comme on a progressivement appris à le faire, par imitation de la réalité et de la fiction, en la traitant comme un phénomène magique et terrifiant implémentant une volonté divine. Quelques siècles de science ne peuvent pas effacer des millénaires de superstition.

Pour le cas des religions organisées, je pense qu'il y a un aspect supplémentaire qui vient s'ajouter à cette analyse. Si on considère une religion comme un ensemble de mèmes coopérant pour assurer leur transmission collective, un méméplexe, on peut remarquer que les individus ont plus tendance à chercher le réconfort de la religion quand ils sont malheureux, donc les religions ont intérêt à incorporer des mèmes qui provoquent subrepticement le malheur. Tout comme la salive du moustique empêche le sang de coaguler et provoque une démangeaison, les religions instillent le malheur pour pouvoir apporter du réconfort. Or provoquer de la frustration sexuelle est une manière très efficace de rendre les gens malheureux, surtout s'ils ne comprennent pas le caractère naturel de la reproduction.

Voilà, à mon avis, une des principales raisons qui font que le sexe et la reproduction sont si centraux pour les mentalités humaines.

Publié le 17 septembre 2018