La pollution culturelle
Note : Je ne suis pas très satisfait de cet article. Certaines parties semblent s'éloigner du propos, certaines (les mêmes ?) ressemblent à des platitudes bien-intentionnées et l'introduction est maladroite. Mais il m'a bloqué pendant pas mal de temps, donc je pense qu'il vaut mieux que je le publie tel quel plutôt que d'attendre d'arriver à l'améliorer ou de le laisser moisir.
Il me vient parfois des pensées dont je ne suis pas fier, des pensées qui, si elles étaient des propos tenus par quelqu'un d'autre, me feraient le juger comme quelqu'un de détestable. D'où viennent-elles et pourquoi mon esprit les produit-il alors qu'elles ne correspondent pas à la personne que je voudrais être ? C'est relié à l'ambiance générale de la société, et aux idées qui y circulent. Nous pouvons, individuellement ou collectivement, faire des efforts pour assainir cette ambiance, mais il faut veiller à ce que certains classiques de la fiction ne deviennent pas des dommages collatéraux.
Il y a dans notre culture, dans notre vie quotidienne, dans nos habitudes, quantité de clichés, d'expressions, de blagues, etc., qui sont racistes, qui sont sexistes, qui se moquent de certains handicaps ou plus généralement qui sont blessantes pour certaines catégories de la population. Il y en a beaucoup aujourd'hui, mais il y en avait encore bien davantage hier.
J'ai grandi dans cet environnement. Et comme l'être humain apprend principalement par imitation, pendant mon enfance mon cerveau a studieusement entraîné des circuits de neurones à reproduire ces clichés racistes et ces blagues sexistes pour pouvoir les glisser dans la conversation, comme tout le monde.
Le résultat est que maintenant, adulte, j'ai toujours ce genre d'idées qui surgissent dans la tête quand l'occasion se présente.
Dans un épisode de la série The Magicians, le protagoniste, Quentin, se retrouve enfermé dans ses propres rêves. Quand un de ses amis, Penny, utilise son pouvoir magique pour venir l'en délivrer, il est vexé que son avatar dans l'univers onirique soit, par son accent et ses maniérismes, une caricature raciste. Quentin est-il responsable des images que fabrique son propre inconscient ?
Je n'apprécie pas ces circuits dans ma tête qui me donnent des idées nauséabondes, je n'ai pas demandé à les avoir. Si je savais comment les reprogrammer pour les consacrer à des tâches plus utiles, je le ferais. Ils sont un cancer mental provoqué par mon exposition à la pollution culturelle.
Alors, ne suis-je qu'une victime de l'environnement où j'ai grandi ? Ce n'est pas si simple.
La métaphore du cancer a ses limites, et il y a deux considérations très importantes où elle échoue à illustrer les mécanismes des pensées nocives : d'une part, les personnes qui souffrent le plus des idées nocives, ce ne sont pas celles qui les ont, ce sont celles qu'elles concernent ; d'autre part, la pollution culturelle, contrairement au cancer, est contagieuse.
Pour ces deux raisons, il est de mon devoir de faire tout mon possible pour éviter que ma pollution culturelle ne filtre à l'extérieur. Je ne peux pas empêcher ces idées de surgir dans mon esprit, mais je peux les empêcher d'arriver jusqu'à mes lèvres ou d'influencer mon comportement. Et puisqu'elles peuvent faire souffrir autrui, je le dois.
Donc quand une idée arrive dans ma tête, je ne la traduis pas immédiatement en actes ou en paroles. Je l'examine de manière critique, et si elle s'avère nocive, je la rejette. Si j'ai le temps, j'examine pourquoi cette idée m'est venue, à quelles autres idées elle est reliée et dans quelles circonstances je risque de l'avoir à nouveau. Si je ne peux pas dé-entraîner mon cerveau à générer ces idées, je peux l'entraîner à les reconnaître plus efficacement.
Certains dénoncent ces efforts comme le règne du « politiquement correct ». Mais c'est rater leur raison profonde. Le politiquement correct consiste à bannir dogmatiquement certaines expressions du discours public. Quand ces expressions recouvrent des idées nocives, les voir disparaître est certainement souhaitable, mais ce n'est en aucun cas suffisant. Il est facile, quand on n'est pas soi-même celui qui les subit, de négliger le tort causé par ces expressions et les idées qu'elles renferment. « C'est juste une blague », « ce n'est qu'une façon de parler », dit-on facilement. Mais on oublie que la pluie aussi n'est que des gouttes d'eau ; pourtant, elle peut user les montagnes les plus hautes. Si certains se sentent stigmatisés par une tournure de phrase, il y a probablement un vrai ressenti derrière, et il convient de tenir compte de ce ressenti.
C'est un effort, parce qu'il faut arriver à se mettre à la place d'autrui, à s'y glisser assez profondément. Si on se contente de suivre la mode et d'éviter certaines expressions sans réfléchir aux idées qui sont derrière, on en vient rapidement à exprimer exactement la même idée avec une expression différentes. Les Américains sont spécialistes de la manœuvre. Ils sont très fiers d'avoir à peu près éliminé « the N-word » de leur vocabulaire, sans se rendre compte que cette expression est aussi toxique que le mot qu'elle remplace.
En faisait cet effort d'empathie pour mes semblables, j'ai néanmoins le droit de porter des jugements. J'ai le droit de juger que certaines idées, bien que blessant certaines personnes, méritent d'être formulées. Par exemple, mon jugement personnel condamne les blagues sexistes mais autorise les blagues bouffe-curé. D'autres peuvent ne pas être d'accord avec mon jugement, et si nous sommes entre personnes raisonnables et de bonne foi nous pouvons en débattre calmement.
Enfin, je suis faillible. Il peut arriver que la nocivité d'une idée échappe à ma vigilance et que je la laisse s'échapper dans le monde. J'espère que les efforts que je fais d'habitude peuvent me valoir de la sympathie, peuvent me valoir le pardon pour mon erreur après que je l'ai reconnue. Mais j'ai conscience que ce n'est pas un dû.
Je pense qu'il n'est pas facile d'accepter, quand on n'est pas un minimum familier avec le fonctionnement du cerveau, qu'on puisse avoir des parties de soi imposées par les conditions extérieures et dont on se passerait volontiers. D'accepter que ce n'est pas parce qu'une idée semble venir de soi qu'elle est forcément bonne.
Cependant, si assez d'entre nous font ces efforts, alors les enfants qui vivent à notre époque seront exposés à moins d'idées nocives et donc les intérioriseront moins. Quand leur tour viendra, ils auront moins d'efforts à faire pour être des gens sympathiques. Ensemble, très progressivement, nous pouvons épurer notre culture de tous les éléments qui blessent gratuitement.
Il y a cependant des éléments de culture que nous ne pouvons pas nous permettre d'éliminer : l'art ; plus précisément, puisqu'il est question d'idées, la littérature. (J'emploie ici ce terme dans un sens très large : un film de cinéma est une œuvre en partie littéraire de par son scénario et ses dialogues. Mais je rédigerai pour les livres, je ne connais pas de bon vocabulaire transverse pour les différentes formes de fiction.)
Les bonnes œuvres littéraires du passé contiennent la pollution culturelle de leur époque. Probablement un peu moins que leur époque, parce qu'une bonne œuvre est souvent en avance sur son temps, mais pour peu qu'elle soit assez vieille, ça peut représenter néanmoins une quantité de pollution considérable par rapport au présent. Nous ne pouvons pas nous permettre de les rejeter pour autant, elles ont trop de qualités par ailleurs. Nous ne pouvons pas nous permettre de les corriger, car c'est une forme de rejet.
En tant qu'adulte, si je lis un livre ancien, j'ai conscience qu'il est imprégné des idées de son époque, et je peux lui appliquer le même esprit critique qu'aux idées qui viennent de ma propre pollution. Mes lectures sont assez variées pour que je ne craigne pas que quelques livres risquent de renforcer la pollution dans ma tête.
C'est pour les enfants que la difficulté se présente, puisqu'ils sont précisément en train de construire l'esprit critique qui leur permettrait de faire la part des choses.
Cette question s'inscrit dans celle plus globale des lectures appropriées pour les enfants et de ce que les adultes de leur entourage sont censés faire ou ne pas faire à ce sujet. Il n'y a pas de réponse universelle à cette question, ça dépend énormément de ce que l'enfant considéré sait déjà, à quel point il a déjà commencé à acquérir un recul vis-à-vis du monde et de ce qu'il lit. En un mot, ça dépend de sa maturité.
Je pense que les adultes qui ont la responsabilité d'un enfant doivent en particulier s'assurer que ses lectures soient adaptées à sa maturité. Désolé pour les portes ouvertes.
Mais ça ne veut pas dire pour autant l'empêcher de lire les œuvres trop marquées négativement par leur époque. Comme des pathogènes, il faut être exposé à des idées nocives pour développer une immunité. La dose et l'état général de santé déterminent si l'infection prend.
Donc si un enfant sous ma responsabilité souhaite lire, par exemple, Les aventures de Tom Sawyer, je ne dois pas le décourager. Mais je peux chercher une édition qui contient des notes bien faites remettant l'écriture dans son contexte. Je peux également conseiller d'autres lectures similaires mais qui portent un regard plus moderne sur l'esclavage et le racisme : ainsi il pourra se construire une empathie pour les opprimés de cette époque et aussi commencer à comprendre comment cette oppression a pu se maintenir. Mais surtout je dois être disponible pour lui expliquer les contradictions qu'il n'arriverait pas à comprendre tout seul.
Tout ça pour dire qu'il n'y a pas lieu d'avoir honte d'être affecté par la pollution, mais il faut reconnaître les pensées qu'elle provoque comme ce qu'elles sont : le produit toxique d'une époque, intériorisé bien malgré nous, pour arriver à ne pas les exprimer en paroles ou en actes. Ce n'est qu'au prix de cette honnêteté et de ces efforts qu'on peut parvenir à être la personne décente qu'on souhaite être, et ce-faisant on fait évoluer la société dans la bonne direction.
Publié le 28 décembre 2018