L'ISF est-il juste ?

Je lisais dans un journal récemment l'intervention d'un membre du public dans un débat qui demandait « Pouvez-vous me dire quelle est la justification morale de l'impôt sur la fortune ? », question rhétorique sous-entendant qu'il n'y en a pas, à laquelle la journaliste répondait « Euh ! La justice fiscale, peut-être ? ». Cette réplique est une boutade, elle peut servir à se moquer de l'égoïsme des marcheurs entre gens bien (de gauche), et il n'y avait pas vraiment la place dans l'article pour développer davantage, mais en tant que réponse à la question, elle ne dit absolument rien. « Pourquoi c'est juste ? », « parce que c'est la justice », c'est du même ordre que « c'est quoi la beauté ? », « c'est une belle marmite ».

Pourtant, la question, bien que rhétorique, était peut-être de bonne foi. Beaucoup de marcheurs, après tout, ne se sont découvert une conscience politique que lorsque leur idole a commencé à faire parler d'elle ; ils n'ont pas encore eu le temps d'acquérir les connaissances et les grilles de lecture nécessaires pour répondre à cette question.

Je vais donc m'y atteler : je vais essayer d'expliquer à ce marcheur en quoi l'ISF, selon moi, est moral, en utilisant un vocabulaire et des principes qui lui parlent, c'est à dire le vocabulaire de l'intérêt personnel et de l'efficacité. Je me concentrerai exclusivement sur l'idée de l'ISF, pas ses détails pratiques tels qu'ils étaient mis en œuvre jusqu'en 2017, et je me concentrerai sur la question de sa justice, de sa moralité, propres, pas en rapport avec d'autres impôts.

Donc, l'impôt sur la fortune, est-il juste ?

Il faut commencer par bien comprendre les mots, il y en a deux difficiles : impôts, gardons-le pour plus tard, et fortune.

Qu'est-ce qu'une fortune ? Des biens personnels d'une grande valeur totale. Il est donc question de propriété privée ; une fortune c'est quand il y en a beaucoup.

Donc : qu'est-ce que la propriété privée ? Et on ne répond pas « c'est le vol » sans réfléchir, merci. S'il y a un objet là, on ne peut pas le prendre si on n'en est pas le propriétaire. On ne peut pas ? En fait si, on peut, mais si on le prend, on va se faire cogner dessus par des gens habillés en bleu, crier dessus par des gens habillés en noir et finalement mettre en prison. C'est ça la propriété : une convention sociale, le fait qu'un bien ait un propriétaire, garantie par l'existence d'un système judiciaire qui punit ceux qui la transgressent. La propriété privée est un service public.

Du point de vue du particulier propriétaire, l'état se comporte tout simplement comme une société de gardiennage. Et pour un service de ce genre, ou pour une assurance, plus le bien est précieux, plus la prime est chère. Doublement, dans ce cas : un patrimoine volumineux est plus coûteux à défendre, et une fortune concentrée est plus tentante pour les voleurs.

Protéger ta fortune coûte donc cher à la collectivité, à l'état, il faut bien que l'état prélève les moyens quelque part. C'est d'ailleurs un des principes de notre société, « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins », n'est-ce pas ? Or toi, tu as des besoins importants, mais tu as également des moyens importants, puisque tu possèdes, littéralement, une fortune. Tu peux bien en dépenser une partie pour payer les impôts qui servent à la protéger.

Je précise à tout hasard que la manière dont l'état, la société, préférerait que tu dépenses ta fortune, c'est en l'investissant : tu en prêtes une partie à quelqu'un qui en a besoin pour réaliser un projet, et tu reçois une part des profits en contrepartie. Tu payeras des impôts dessus aussi, c'est normal, mais plutôt moins puisque c'est plus utile à la société, donc au final tu en sortiras largement gagnant.

À ce moment de la discussion, on entend en général parler des gens dont la fortune consiste uniquement en une demeure de famille qui a pris de la valeur avec le temps, mais sans patrimoine liquide ni revenu associé : il faudrait la vendre pour payer les impôts qu'elle exige. Cet argument me semble monter en épingle une situation plutôt anecdotique, et on a du mal à croire qu'il n'existe vraiment aucune solution pour tirer un petit revenu de la propriété, suffisant pour couvrir l'impôt. Mais surtout, il ne faut pas oublier que la volonté de garder le bien, l'attachement émotionnel associé, est personnel et subjectif, alors que le coût de sa protection est objectif et collectif. La société peut s'efforcer de prendre en compte les préférences personnelles de chacun, mais il y a des limites au raisonnable.

Donc, l'ISF est juste puisqu'il sert à compenser le fait que protéger ta fortune coûte cher et que tu en as les moyens.

Mais, me diras-tu peut-être, tu es d'accord pour payer les impôts qui contribuent au fonctionnement de la police et de la justice, mais pas pour le reste.

C'est ton droit, mais l'état ne propose pas cette option. Il ne prose pas de faire le choix parmi les services publics, il ne propose qu'un forfait global. Je vais essayer de te convaincre que c'est néanmoins juste.

Donc, l'impôt en général est-il juste ?

Tu veux donc que l'état protège ta fortune. D'accord, mais ce n'est pas si facile. Comment veux-tu que ça se passe en pratique ? Regarde les pays où l'état ne fait que ça, assurer la sécurité des biens et des personnes, et regarde comment ils évoluent. Au delà, regarde la fiction. Veux-tu vivre dans une de ces dystopies où les riches vivent dans des quartiers aseptisés et surprotégés et où les autres vivent dans des ghettos en proie au crime et aux violences policières ?

Et d'ailleurs, je pourrais demander, narquois : es-tu sûr que tu aurais les moyens d'être du bon côté de la barrière ? Mais passons.

Est-ce vraiment le genre de société, le genre de monde dans lequel tu souhaites vivre ? Est-ce que tu veux avoir besoin de gardes du corps pour aller n'importe où ? Est-ce même rentable ?

Si on fait seulement de la répression, si on punit le crime mais qu'on ne fournit pas les moyens de vivre honnêtement, la criminalité ne peut pas diminuer, car elle est toujours nécessaire. Donc la répression augmente, et la violence des crimes augmente en proportion. Il faut donc davantage de gardes, davantage de policiers, davantage de prisons. Toujours plus cher.

Et un jour, les gardes vont se rendre compte que si leur lot est préférable à celui des pauvres qu'ils aident à opprimer, il est néanmoins bien moins alléchant que celui des riches qu'ils défendent. Et ils se rendront en même temps compte qu'ils ont des armes.

L'état peut protéger ta propriété parce que nous vivons dans une société en paix. Or cette paix n'existe que parce que nous avons collectivement décidé de l'établir, nous avons formé une alliance pour cesser la guerre de chacun contre tous. L'état est le garant de cette alliance, c'est l'organe que nous avons créé pour remplir nos obligations collectives. L'alliance doit être au service de tout le monde ; elle prévoit la la sécurité, la santé, l'éducation pour tous : l'état doit s'assurer que ce soit effectivement disponible.

Dans ta vision du monde, il me semble que ces choses sont assurées par l'initiative privée. Tu penses que l'argent ruisselle, que les entrepreneurs, avec des impôts plus légers, peuvent créer des emploi et de la prospérité. Je veux bien y croire. À condition d'avoir des preuves, ou au moins des indices. Ça fait des années qu'on baisse les impôts, qu'on réduit les charges, qu'on aide les entreprises, sans effet positifs. Pourtant, les grands patrons continuent à réclamer moins de charges, la dérégulation du droit du travail, la privatisation des services publics, et, promettent-ils, les créations d'emploi vont arriver (promesse non contractuelle). En attendant, les gens qui souffrent du manque de service public, du manque de protection sociale, ils sont dans le présent, pas dans le futur.

Donc il est temps d'essayer quelque chose qui marche vraiment. Un genre de politique dont le succès a été prouvé par le passé : les périodes les plus prospères pour la population coïncident avec les périodes de forte implication de l'état dans les activités utiles. On peut penser par exemple à la « G.I. Bill », où les États Unis ont massivement payé pour l'éducation et la réinsertion des soldats revenant de la deuxième guerre mondiale. Ce n'était pas le seul ingrédient, mais le résultat était bien là : une ère de confort inégalé pour la population, qui s'est terminée quand Reagan a commencé à tout déréguler.

Ta fortune n'existe que parce que l'état assure la paix sociale, et ça coûte très cher. Mais ça a aussi une valeur virtuellement infinie, parce que sans la paix sociale, presque rien n'a de valeur, à part ce qui peut servir immédiatement à manger ou à tuer autrui. Sans la paix sociale, ta fortune n'a pas de valeur. La paix sociale coûte très cher, mais il faut comprendre qu'elle coûte moins cher à bâtir avec des écoles, des hôpitaux, des protections sociales et des bibliothèques qu'avec des matraques, des flash-balls, des prisons et des caméras de vidéo-surveillance.

Cher marcheur, isoler ta maison contre le froid coûte aussi très cher, mais tu as bien compris que c'était plus rentable à moyen terme de le faire, et que c'est aussi plus confortable. Il te reste à comprendre qu'il y a la même utilité à bien isoler ta société contre la misère, et que tu as toi-même d'autant plus à y gagner que tu es riche.

Donc oui, l'impôt sur la fortune est juste.

Publié le 8 février 2019