Du sacrifice rituel

Pour être accepté dans une organisation criminelle violente, un délinquant en herbe a souvent l'obligation de participer personnellement à un acte particulièrement grave.

(La véracité de cette affirmation est difficile à établir, les organisations criminelles ayant tendance à ne pas publier les modalités de leurs examens d'entrée sur leurs sites web officiels. Mais ça semble juste, et la suite va souligner pourquoi.)

Il y a des raisons tout à fait pragmatiques pour une telle exigence. L'une d'elles est de s'assurer que l'aspirant aura les « tripes » nécessaires le moment venu, qu'il ne se « dégonflera » pas à l'improviste et que ses complices puissent compter sur lui. Une autre est qu'il soit « mouillé » par son acte, que l'organisation ait de quoi le faire chanter si nécessaire pour s'assurer son obéissance.

Mais je pense que les raisons ne s'arrêtent pas là.

Je vais prendre un exemple issu de la fiction dans un contexte quelque peu différent. Dans une série télévisée américaine grand public (dont je ne mentionnerai pas le nom, afin de ne pas divulgâcher), on assiste à la scène suivante.

Deux adolescents, très amis, sont les pupilles d'une organisation secrète. C'est une organisation dont les buts sont plutôt louables, mais qui a subi la dérive totalitaire et dogmatique qui va souvent de pair avec le secret. Ils sont convoqués pour l'examen final qui leur permettra d'être acceptés comme membres à part entière. On leur tient à peu près ce discours : « Celui d'entre vous qui sortira vivant de cette pièce sera admis ; voici un couteau. » Des années plus tard, le survivant est toujours au service de l'organisation, violent et efficace, mais alcoolique et émotionnellement mort. Va-t-il trahir l'organisation au profit des protagonistes ?

Ici, la cruauté de l'acte demandé est sans commune mesure avec ce qui sera demandé des membres et fait bien plus que compromettre le personnage, le résultat en est évident sur les dégâts qu'il exhibe plus tard en tant que personne. Les autres membres de la même organisation présentés au spectateur ne vont pas mieux, chacun à sa manière.

Pour une personne normalement construite, tuer son meilleur ami est un traumatisme abominable. Les conséquences sur la personnalité des sujets sont normales et prévisibles ; en principe, les pontes de l'organisation auraient dû reconnaître les inconvénients et abroger cette pratique.

Mais pas du tout : le traumatisme est le but de l'opération.

Voyons ce qui peut se passer dans le subconscient de l'adulte, membre de l'organisation, qui commence à douter des ordres qu'on lui donne.

« J'ai tué mon meilleur ami. Je suis un meurtrier, un meurtrier de la pire espèce. » Non, ce n'est pas acceptable.

« J'ai tué mon meilleur ami, mais c'était indispensable pour la Cause. » Tout l'art de ses aînés dans le domaine de la manipulation est consacré à placer l'aspirant dans des conditions où il aura l'illusion qu'embrasser la cause et commettre le crime est son choix. Les deux se retrouvent alors indissociablement liés.

« On m'ordonne…, mais c'est horrible. Je ne veux pas, je ne peux pas. Mais c'est pour la Cause ; les ordres donnés pour la Cause sont absolus. Vraiment, tous ? Vraiment, tous, car sinon, je suis un meurtrier de la pire espèce. »

Pour le dire de manière imagée, l'acte horrible inflige une blessure profonde et sanguinolente à l'esprit de l'aspirant. La dévotion à l'organisation et à ses valeurs est alors utilisée comme fil de suture pour refermer la plaie en surface, tout en la laissant suppurer à l'intérieur. Le moindre doute, la moindre velléité de trahir, affaiblit cette suture et provoque immédiatement une intense douleur. Par réflexe, on cesse immédiatement de douter, et on apprend progressivement à ne plus jamais le faire.

Ce que j'ai analysé sur un cas fictif et extrême marche avec la plupart des formes de sacrifices rituels. L'assassinat d'une personne pour laquelle on a un attachement émotionnel est probablement la pire forme que ça puisse prendre, mais par définition, un sacrifice est un acte qu'on regretterait amèrement s'il n'était pas motivé par une considération supérieure. La seule différence est une question de degré : la gravité de l'acte et la douleur associée ne sont pas les mêmes, et donc l'efficacité en tant que verrou psychique est plus ou moins grande. Mais même le simple sacrifice de nourriture peut avoir cet effet, du moment que la nourriture sacrifiée risque de manquer. Et être complice du sacrifice, en chantant et en applaudissant plutôt qu'en officiant soi-même, est moins traumatique mais assez pour avoir un effet.

Je crois bien que c'est une instance de ce qu'on appelle dissonance cognitive : l'esprit a horreur de reconnaître qu'il s'est trompé, et préférera plutôt ajuster ses croyances ultérieures pour justifier le choix à posteriori. Ce qui rend le sacrifice rituel spécial, c'est que l'état de dissonance cognitive et le traumatisme sont recherchés exprès pour soutenir une croyance particulière.

Je dois cependant clarifier ce que j'entends par « exprès ». Il me semble certain que les scénaristes de la série que j'ai évoquée plus haut avaient ces considérations en tête. En revanche, je ne pense pas que les gens qui ont compilé le mythe d'Abraham et du sacrifice de son fils remplacé par un mouton sous la forme qui nous est parvenue aient fait preuve du machiavélisme nécessaire dans leurs choix éditoriaux. Je ne pense pas non plus que les imams qui organisent la commémoration de cet épisode pensent aux conséquences psychiques de ces cérémonies.

Ce qui est à l'œuvre ici est un mécanisme d'évolution et de sélection mémétique. Je m'explique.

À l'aube de l'humanité, l'idée d'un sacrifice pour la survie était assez naturelle. Il y a un t-shirt humoristique qui l'exprime bien : « be nice to fat people, one day they might save your life », illustré par un ours poursuivant deux personnes. Ça n'a rien de rituel : sacrifier à un danger permet de choisir ce qu'on va perdre et d'en limiter l'impact.

Si un sacrifice permet de se débarrasser provisoirement d'un animal féroce ou d'un ennemi, il n'y a pas de raison que ça ne marche pas pour une entité surnaturelle imaginaire, n'est-ce pas ? L'idée de sacrifice rituel est née.

Or les sacrifices rituels enferment les fidèles dans la croyance. Donc les cultes qui en incorporent vont garder leurs effectifs mieux que les autres et prospérer. Il y a un compromis dans l'histoire : un sacrifice trop édulcoré ne crée pas un traumatisme assez douloureux, mais un sacrifice trop horrible peut provoquer une réaction de rejet. Là encore, la sélection agit : les officiants qui sont les plus proches du dosage optimal gagnent des fidèles et font des émules.

Petit à petit, les pratiques religieuses autour des sacrifices évoluent pour arriver aux combinaisons les plus à même de provoquer chez les croyants l'état de dissonance cognitive et le traumatisme caché pour les empêcher de douter.

Comme tout mécanisme de sélection naturelle, celui-ci est sensible aux conditions environnementales, en l'occurrence la mentalité des fidèles. Au fil des siècles, la vie humaine est devenue précieuse dans son individualité. En conséquence, les sacrifices humains sont devenus moins acceptables. C'est en partie pour ça que les catholiques ont cessé de brûler les sorcières et que les états civilisés s'éloignent des exécutions capitales publiques. La prise en compte de la souffrance animale est aussi en train d'entrer dans nos mentalités, avec des conséquences similaires.

La notion de sacrifice rituel a de nombreuses dimensions : sociologique, symbolique, légale, etc. Je n'ai examiné ici que deux dimensions : la dimension psychologique explique comment le sacrifice, en infligeant un traumatisme aux participants, les enferment dans une croyance ou une loyauté ; la dimension mémétique explique comment cette technique de manipulation peut faire partie de l'arsenal d'organisation religieuses ou totalitaires.

Publié le 27 août 2018