Ceux qui n'entrent pas dans les cases
Connaissez-vous ce sentiment ? Dans une histoire, un roman, un film, une série, une BD, peu importe, une situation se présente, et de manière tout à fait inattendue, un personnage fait ou dit ce que vous auriez voulu dire ou faire à sa place ; quelque chose que personne ne fait d'habitude, une chose à laquelle personne ne pense. Quelque chose que vous n'osez pas faire en vrai, par peur d'être tourné en ridicule ; ou quelque chose que vous avez essayé, et qui vous a valu d'être tourné en ridicule. Et là, ce personnage la fait, et il est pris au sérieux. Peut-être que d'autres personnages se moquent, mais l'histoire le prend au sérieux ; l'auteur le prend au sérieux. Donc le public le prendra au sérieux. Et à travers lui, c'est vous qu'on prend au sérieux : cette possibilité que vous êtes le seul à voir, dont tout le monde autour de vous se moque si vous osez l'évoquer, elle n'est pas folle ; vous n'êtes pas fou. Il y a des gens qui pensent comme vous.
Ce sentiment peut survenir pour de petites ou de grosses choses. Parfois, ce ne sera qu'un détail. C'est juste votre « dada », et ça fait plaisir d'apprendre que d'autres y ont aussi pensé, mais ça ne vaut pas le coup d'épiloguer.
Mais parfois, ce sera quelque chose d'important pour vous. Peut-être même quelque chose qui vous tient profondément à cœur. Quelque chose qui, si vous y réfléchissez, fait partie de votre identité : envisager cette solution, vouloir cette chose, vous définit. Et devoir le cacher pour éviter le ridicule, l'incompréhension, est une fatigue. Une souffrance, même, mais à laquelle vous êtes tellement habitué que vous n'y faites plus attention.
Ce que je décris, ça vous dit quelque chose ?
Si oui, alors vous êtes probablement de ceux qui n'entrent pas dans les cases.
La société aime beaucoup nous ranger dans des cases, nous grouper par catégories. Les hommes et les femmes ; les bourgeois et les prolétaires ; les jeunes, la ménagère de moins de cinquante ans ; ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent ; les milléniaux et les boomers ; les locataires et les propriétaires, les utilisateurs de PC et les utilisateurs de Macs. Souvent, elle nous enjoint de nous classer nous-mêmes dans la case idoine : pour le recensement, indiquons notre catégorie socio-professionnelle, notre niveau d'étude. Parfois, nous le faisons de bon cœur, c'est le succès de tous les tests de personnalité dans les magazines, suis-je plutôt Guy Lux ou Léon Zitrone ?
Et pour certains d'entre nous, on dirait qu'il n'y a jamais la bonne case.
C'est une exagération. Il y a la bonne case pour les choses faciles ; il n'y a jamais la bonne case pour les choses qui comptent. C'est un peu circulaire, les « choses faciles » sont justement celles pour lesquelles on trouve la bonne case facilement. Mais il y néanmoins quelque chose de pertinent dans la remarque : ne pas trouver la bonne case pour quelque chose qui tient à cœur n'est pas un phénomène sporadique, quand il arrive il a tendance à arriver de manière répétée aux mêmes personnes. C'est le signe que la société et les personnes en question ne voient pas la distinction qui conduit à ces cases depuis le même point de vue. Donc ça se produit pour toutes les cases dont la forme dépend de ce point de vue.
Parfois, ne pas trouver la bonne case prend une forme encore plus insidieuse : il semble y avoir la bonne case, mais vous savez qu'elle ne mène jamais là où vous voulez aller. Vous savez que si, dans ce formulaire de support technique, vous indiquez que vous avez un PC, on va vous montrer des captures d'écran pour Windows qui ne vont vous servir à rien.
Les cases sont construites sur l'idée qu'il y a des choses qui vont forcément ensemble. Si on est un homme, on aime forcément la bière et le foot à la télé. Si on est juif, on a forcément de l'argent et du pouvoir. Je prends à dessein des exemples tombés dans les poubelles des idées, parce qu'en prenant des exemples plus actuels, plus réalistes, je risquerais d'imposer mes propres idées sur les distinctions pertinentes, ce que je veux absolument éviter.
Définir des cases pour appréhender le monde n'est pas une mauvaise chose. C'est même indispensable : appréhender, comprendre, suppose de remarquer que des objets différents ont des propriétés en commun, et c'est précisément ça qui commence à définir une case.
Quand cette compréhension devient prédiction, ce n'est toujours pas une mauvaise chose. Les prédictions sont le moyen de mettre une théorie à l'épreuve, de valider ou d'infirmer notre compréhension. Compréhension et prédiction vont ensemble.
C'est quand la prédiction devient prescription que le problème commence. Quand il y a des inconvénients pour une personne à ne pas se comporter conformément à la prédiction, c'est une injustice envers elle, une forme de discrimination. C'est valable aussi quand il y a des avantages à respecter la prédiction, puisque ces avantages sont le défaut, puisqu'ils sont pour presque tout le monde.
Il n'y a pas d'impératif moral au conformisme. Il ne doit pas y avoir d'obligation à entrer dans les cases, à vérifier les hypothèses que la société fait à notre sujet. Si des cases échouent à nous classifier, si des prédictions sociales sont imprécises à notre sujet, ce n'est pas de notre faute, c'est de la faute des cases, c'est de la faute de ceux qui formulent les prédictions.
Mais l'instinct de mettre dans des cases est puissant. Quand un groupe s'insurge contre la discrimination qu'il subit à cause des cases assez pour qu'on s'intéresse à son cas, on évacue presque toujours le problème en créant une nouvelle case, juste pour eux.
Si cette mesure va bien aider un nombre considérable de personnes jusqu'alors discriminées, ce n'est pas pour autant une solution : elle n'aide pas ceux qui n'entraient pas dans les cases et qui n'entrent toujours pas dans celle-là, la nouvelle. Elle empire même leur situation, car chaque nouvelle case est aussi une nouvelle charge, celle d'expliquer pourquoi celle-là non plus ne convient pas. En ayant moins de gens hors des cases, on affaiblit d'autant leur force collective pour obtenir justice.
La vraie solution, c'est une évidence mais je préfère l'énoncer, consiste à prendre l'existence de gens qui se plaignent d'injustice autour d'un système de cases comme le signe que les règles sociales correspondantes sont mal conçues, et devraient être reformulées de manière plus logique, plus directe, plus universelle. Remettre à plat plutôt que d'ajouter des rustines.
Mais l'instinct de mettre dans des cases est puissant. Et il a donné naissance à l'envie d'être dans des cases. Il ne suffit pas que le monde progresse, lentement mais sûrement, vers plus de compréhension mutuelle et moins de discrimination, il est indispensable que la société reconnaisse explicitement les droits de chaque groupe discriminé.
C'est une vision égoïste de la justice sociale, car si tous les groupes se déclarent mutuellement solidaires, ils ne se mobilisent réellement que pour leurs propres exigences, leurs propres intérêts.
C'est une vision égoïste de la justice sociale car elle laisse sans défense tous ceux qui sont trop atypiques dans leur atypicité pour faire partie d'un groupe qui revendique un nom et des droits avec assez de poids.
C'est aussi une vision comptable de la justice sociale : on regarde quelles cases chacun coche qui induit une discrimination, on applique le barème, on fait le total et on sait à quelle compensation chacun a droit. À chaque sa discrimination sa discrimination positive. Mais un barème n'est juste que du point de vue de ceux qui l'ont conçu ; pour ceux qui n'entrent même pas dans les cases des discriminations, c'est le barème lui-même qui est discriminatoire.
On peut utiliser des cases pour comprendre l'injustice. Mais on ne peut pas utiliser des cases pour agir sur l'injustice, parce que la définition de l'injustice est plus fine que ce que permettent les cases.
Faisons une expérience de pensée. Disons que dans ce pays, les gens à la peau orange sont discriminés, ils gagnent en moyenne 100€ de moins que les autres. On le corrige par une action de discrimination positive qui donne 100€ à tous les gens à la peau orange. L'injustice semble résolue. Mais regardons plus en détails. Il y a a en fait les gens à la peau orange clair, qui touchent en moyenne 300€ de moins que les autres, et ceux à la peau orange foncé, qui touchent en fait en moyenne 100€ de plus que les autres. Avec la discrimination positive, les orange foncé sont à 200€ de plus, les orange clair sont à 200€ de moins. Ce n'est pas plus juste qu'avant.
Cet exemple très simplifié illustre une des failles fondamentales de l'idée de discrimination positive : en visant un groupe au fond arbitraire, elle atteint souvent ceux dans ce groupe qui en ont le moins besoin. L'autre faille fondamentale, c'est qu'en supposant les groupes uniformes, l'aide apportée ne sera effectivement utile qu'à certains membres.
Si un système de cases provoque de la souffrance, de la discrimination, c'est que les critères qui le sous-tendent ne sont pas bien adaptés à la réalité des phénomènes. Il est donc inévitable qu'utiliser les mêmes critères pour essayer de rectifier conduise à plus de souffrance, plus de discrimination.
Quand des cases ont beaucoup d'exceptions, c'est signe qu'elles marchent mal, donc qu'il faut moins les utiliser, qu'il faut donner moins d'importance aux rapprochements et aux distinctions qu'elles essaient de faire. Hélas, c'est souvent l'inverse qui se produit.
Je pense qu'un des meilleurs exemples pour illustrer ces phénomènes est celui des questions de sexe et de genre. Il est maintenant clair que la biologie, la personnalité et l'attraction sont trois choses bien séparées, on découvre de plus en plus que chacune n'est à son tour qu'un amalgame de traits qui ne sont binaires et corrélés que parce que tous les exemples formatifs qui nous entourent les représentent binaires et corrélés.
Pour réduire la souffrance de ceux qui ne se reconnaissent pas dans ces choix binaires et corrélés, il faudrait en parler beaucoup moins comme d'une réalité omniprésente. Il faudrait éliminer le genre des formulaires où il n'a aucune pertinence, car ils imposent de se choisir un camp. Hélas, c'est vers exactement le contraire qu'on se dirige. Parce que le genre est la cause de discriminations — bien réelles et visibles sur les statistiques — on en fait une question tellement importante qu'il faut rappeler son existence en permanence. De plus en plus, on insiste qu'il y a deux camps et qu'il faut choisir le sien jusque dans chaque adjectif et pronom d'un discours ; mais il n'y a pas deux camps, la justice sociale n'est pas un combat entre plusieurs groupes, et cette fameuse écriture dite inclusive a pour effet d'exclure ceux qui ne se reconnaissent pas dans la distinction.
Ne jamais trouver la case qui nous correspond, être entouré de distinctions dénuées de pertinence, avoir l'impression que notre cas n'est jamais pris en compte, tout ceci construit une expérience partagée. Que cette expérience vienne de la sexualité, de la manière de penser, d'un handicap ou de tout autre exemple auquel je peux penser ou même pas, c'est un sentiment qui relie toute une marge de la population. C'est un point de ressemblance qui permet de bâtir l'empathie.
C'est pourquoi je trouve que c'est une trahison de la pire espèce quand l'injonction d'entrer dans les cases, l'incitation à rendre les cases toujours plus omniprésentes et hermétiques viennent précisément de gens qui ont cette expérience.
Si vous avez connu le sentiment de vous voir imposer par la société des cases qui ne vous correspondent pas, mais qu'ayant obtenu un arrangement à votre convenance vous devenez un défenseur du système de cases, alors vous n'étiez jamais du côté des marginaux, vous étiez toujours un oppresseur égoïste en puissance.
Post-scriptum plus personnel : Je suis resté longtemps avec cet article presque fini, à hésiter à le publier (et du coup à rester bloqué pour d'autres articles également), parce qu'une petite voix me disait que je ne suis pas légitime à parler de ça, parce que je n'ai « objectivement » pas à me plaindre. Mais il ne s'agissait pas d'objectivité, il s'agissait de classification : je n'ai pas de raison de me plaindre qui entre dans une catégorie reconnue officiellement comme bonne raison de se plaindre. Et c'est précisément un aspect de ce que je dénonce : ce discours hyper-classificateur va donner à ceux qui sont mal dans leur peau d'une manière inhabituelle l'impression que leur mal-être n'est pas légitime, est usurpé, et cette impression va amplifier leur souffrance. Notre souffrance, même si je dois reconnaître que la mienne est très intellectualisée et peu aiguë.
Publié le 1er décembre 2020